HISTOIRES DE FANTÔMES

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HISTOIRES DE FANTÔMES.

Vers minuit, à la lueur de la chandelle, monsieur Henry Dickson, devant l'âtre où brûle des bûches d'érables et de vieux parchemins, se penche sur son écritoire. Tout est tranquille dans la grande maison, tout semble dormir et, soudain,
il y a ce bruit.

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15.5.12

85. MAIS OÙ AI-JE LA TÊTE ?

Henry Dickson


Arrive à l'hôpital.

Allait faire ses bonnes oeuvres et rencontrer un ancien ami. Philosopher un peu sur le sens de la vie.

Ou sur ce que la vie vous fait.

Fait à certains.

Vous fera.

Attendez votre tour. Faites une belle ligne. Pas besoin de resquiller, il y aura de la place pour tout le monde. Vous aurez la surprise. Un nazi avec un doberman.

L'ascenceur était encore en panne.

Les escaliers ne sont jamais en panne.

Arrivée à l'étage.

Il alla voir la préposée à l'accueil du corridor et demanda si la personne qu'il voulait voir était encore vivante.

Oui, elle était vivante. On pouvait la sortir de sa chambre et la rouler dans la salle publique de l'étage. On lui indiqua la chambre, la même que la dernière fois mais il préférait s'informer car ça changeait souvent pour des motifs mystérieux. Parfois son voisin de lit mourait ou était opéré ou ne mourait pas, difficile de dire ce qui était le mieux, on lui donnait un nouveau voisin ou on lui en procurait plusieurs d'un coup en le changeant de chambre comme si un peu de voyage lui ferait du bien. Parfois, on le déplaçait d'un étage ou de plusieurs. Probablement, un nouveau regroupement bureaucratique médical par symptôme ou médecins spécialistes.

Ou une autre théorie.

Comme les nouveaux programmes scolaires testés sur des enfants. Si ça ne marche pas, pas grave, il y a une autre théorie toute prête. Ni vu, ni connu pour les cobayes, on fait semblant qu'il ne s'est rien passé. Et ce ne sont pas les enfants qui vont vous dénoncer!

Et on recommence avec un autre groupe de lapins albinos.
Si les lapins albinos ne savent pas lire c'est de leur faute.

Et lire fatigue les yeux, c'est connu!
Ici, c'était varié, on ne s'ennuyait pas.

Le corridor était interminable. Des portes de chambre des 2 côtés. Et des chambres et des patientes derrière les portes ouvertes car c'était jour encore. Et période des visites. Pas grand monde.

Une femme se mit à hurler quand il passa devant sa porte.

Et une autre ricana et lui cria: pouilleux, va t-en chez vous!

Une autre se cacha la face disant qu'il était mort.

Une autre le pointa du doigt ou quelque chose à côté de lui ou derrière, lui criant de faire attention.

Une autre eut un rire grinçant de sorcières. Démentiel. Ou c'est comme ça qu'on ferait le son d'une sorcière si on avait besoin de rire de sorcières pour un film. Il resterait à trouver le chaudron.

Une autre ligotée sur sa chaise, comme à peu près toutes les pensionnaires de l'étage, lui demandait comment allait son squelette?

Il était habitué.

La plupart des patients étaient des patientes. La plupart des hommes mourant de crise cardiaque 10 ans avant les femmes qui sont protégées par leur système hormonal si compliqué. Mais si elles évitent la crise cardique mais pas toujours, elles se prennent la démence plein la gueule.

Et ça ne fait que commencer au fur et à mesure que la population vieillit. Et vieillit de plus en plus tard. Plate.

Pour ceux qui ne veulent pas mourir: on vit longtemps mais vieux. Leur souhait est exaucé. Mais comme tous les traités avec le Diable signé de son sang, il y a toujours un piège. Sinon, ce ne serait pas Satan. Et faut être fou pour signer quoique ce soit avec le maître du mensonge.

Et vieux très longtemps.

Et de plus en plus moches. On prédit que la moitié de la population aura 80 ans et plus et la majorité seront des femmes et la moité seront folles.

Il y a toutes sortes de noms savants et médicaux pour ça mais ça revient toujours au même. Votre tête s'en va. Votre tête est partie. Pfff! Plus de tête... Où est ma tête?

Il arrivait au moment où l'aide infirmière distribuait les pilules.

Il était assis sur une vieille chaise sur le bord du lit. Elle lui expliqua qu'il devait toutes les prendre. Il y en avait 5 de différentes couleurs dans un mini-gobelet de papier plié ciré comme on en trouve dans les restaurants pour la sauce à poisson. Ou la salade de choux.

Il la regarda puis ses pilules.

_ C'est quoi?

_ Des pilules...

Elle lui dit fort comme s'il était sourd. Mais il n'est pas sourd, c'est sa tête qui marche plus.

_ P I L U L E

Elle articula, sépara chaque lettre en les prononçant ce qui était la meilleure façon. Ça entre dans sa tête.

_ Je commence par laquelle?

_ N'importe laquelle, vous avez le choix? Mais il faut les prendre toutes!

_ Si je commence pas la bleue, ça ira?

_ C'est vous qui décidez! Bleue, c'est bien.

_ Mais la jaune a l'air pas mal. Je peux commencer par la jaune?

_ Oui.

Il contemplait le petit gobelet de pilules dans sa main comme s'il y aurait vu la signification du monde.

Il s'aperçut enfin que monsieur Dickson était là. Ça lui prit un bon 10 minutes. Tandis que monsieur Dickson l'observait dans sa contemplation.

Le reconnut enfin ce qui était bon signe parce que parfois il prenait plus de temps.

Même dans la folie, il y a des bons jours.

Il parlerait avec lui et oublierait aussitôt tout ce qu'il disait. Il ne se souvenait que des choses récentes mais pas longtemps. Et, quelques fois, de choses anciennes. Quelques faits de la vie de monsieur Dickson. Et qu'il l'avait connu autrefois mais le reste était vague.

Et les choses nouvelles, comme les pilules, qu'il prenait pourtant plusieurs fois par jour passait sur lui comme l'eau de la marée sur une roche. La roche est luisante puis sèche.

Mais il aimait avoir de la visite.

Entouré ici de fous (de moins en moins) et de folles (de plus en plus) la vie paraît bien longue de 7 h. du matin, heure du lever, à 9 h. du soir, fin des visites, coucher et fermeture des lumières. 22 mai 2012. Hier, le 21. Demain, le 23.

Et il y avait ces hurlements.

Heureusement, il y avait les pilules. Mais malgré les pilules, ça hurlait encore.

Une femme en robe de chambre, la même que la dernière fois, elle n'était pas morte, les folles vivent longtemps, on dirait qu'avoir un cerveau qui fonctionne vous use et que dès qu'il cesse de fonctionner, votre corps se trouve comme libéré et prêt à vivre un autre 100 ans. La femme en robe de chambre qui s'exprimait bien lui demanda de lui ouvrir la porte de la chapelle. Demande en apparence normale.

Chez les folles on prie beaucoup.

Les femmes, la folie, la religion et la tv ont toujours eu une attirance mutuelle.

Sauf que les portes de chaque bout du corridor avaient un clavier à code (pareil pour les ascenceur et les portes de sécurité des escaliers) interdisant aux malades de les ouvrir, de sortir et de se promener partout dans l'hôpital. C'était peut-être contagieux.

L'hôpital était tellement grand qu'on n'était pas sûr de les retrouver. Il y avat tant de recoins.

Monsieur Dickson lui répondit qu'il ne savait pas comment ouvrir une porte.

Explication qu'elle trouva tout à fait normale. Elle s'en alla. Mais reviendrait quand elle aurait oublié autre chose.

Il la suivit de l'oeil et elle alla à la porte du bout du corridor et commença à pitonner des codes sur le clavier. Elle avait vu les employés faire et les imitait. Toutes les infirmières étaient occupées et personne ne la vit faire. Il pouvait se passer 2 choses: elle taperait si longtemps les touches qu'elle les briserait ou, à force d'essayer des chiffres, elle trouverait le bon et sortirait. Ce qui était arrivé la dernière fois. Un code à 4 chiffres est insuffisant pour qui a tout son temps. 14 heures par jour. Et elle avait toute la vie devant elle. Plus même, ici, on a un bout d'éternité.
L'homme regardait toujours les pilules incapable de se décider. Laquelle avaler la première? Cette réflexion prenait tout son temps. Lui aussi, avait tout son temps. 14 heures pour se décider. Mais pas autant car il y aurait l'autre série de pilules.
Monsieur Dickson sortit une clémentine de sa poche. La tendit. L'homme aimait le sucré et les clémentines du Maroc sont très tendres et juteuses en ce moment. Il déposa le gobelet de pilules colorées sur son lit. Il prit l'objet et le regarda. Le roula dans sa main. Le pétrit de ses doigts. Le sentit. Le lécha. Dit qu'il n'aimait pas ça et le lui rendit.

Monsieur Dickson éplucha la clémentine et lui donna le petit fruit débarrassé de sa pelure. Cette fois, il le regarda avec gourmandise et se mit à séparer chaque petit quartier de fruit et à les manger avec joie. Délectation.

Il ne se souvenait tout simplement plus comment éplucher une clémentine. Et ne savait plus qu'on peut le faire et qu'on doit le faire. L'odeur et le goût de la pelure d'une clémentine étant amère. Entière, cet objet ne lui rappelait rien. La couleur non plus. Mais il se souvenait du goût du fruit. Et de sa forme lorsqu'elle est prête à magner. Étrange.

L'infirmier arriva et aida l'homme à s'asseoir sur la chaise roulante. Monsieur Dickson le roula, lui et ses pilules et son verre d'eau en styrofoam (non coupant), vers la salle des visiteurs de l'étage.

Probablement le plus beau local, pas à cause de son luxe ou de son aménagement (les plastiques protecteurs des fluorescents étaient cassés et il manquait des tuiles accoustique au plafond et on voyait des fils électriques pendre) mais pour ses fenêtres qui en faisaient le tour et permettaient de voir les toits des immeubles, les innombrables petites fenêtres des petits et minuscules aquariums renfermant toutes sortes de signes de vie et quelques fois des vies entières, des animalcules ou de véritables humains miniatures.

Et, le soir, quand tout était noir, on ne voyait plus que de petites étoiles dans le ciel et sur la terre. Celles des phares des autos tout en bas et des fenêtres éclairés des immeubles devant vous, stores et rideaux fermés, et plus haut, encore, les étoiles.
Pleine lune. Ce soir, cette nuit, jour des fous. Encore.
Dans sa chambre, sa fenêtre était trop haut pour qu'il voit quelque chose, sauf la lumière du jour qui arrivait ou le noir de la nuit qui partait. Et il y avait toujours un rideau gris devant car la clarté irritait certains patients.

Il passerait l'heure suivante à essayer de lui faire prendre ses pilules ou sonner un aide s'il avait besoin des toilettes ou de faire changer sa couche.

Vous avez été partout dans le monde et vous finissez ici. Une chambre de 10 pieds par 10. 4 fous comme fous. Plus ou moins malades et mourants.

Et un corridor pour vous promener.

Vous êtes ambitieux et, souvent, avez ce que vous voulez. Vous voulez tout! Le monde est à vous et vous n'avez qu'à vous servir. Et vous êtes gourmand.

Puis vous perdez l'appétit. Quelque chose ne va pas. Quelque chose s'est déréglé.
Vous fonctionnez moins bien.
L'érection s'en va. Impossible de pénétrer une femme sans une pilule bleue qui vous fait voir tout en bleu ou un petit suppositoire qu'on insère dans l'urêtre au bout du gland.
La Nature vous prévient que votre tour est venu, le décompte du chronomètre à commencé.

Un jour, vous n'avez plus envie de rien.

Sauf que vous avez de plus en plus envie de pisser.

Quand vous allez quelque part, il vous faut prévoir à l'avance où vous pourrez pisser. Quelle est la distance et combien de temps il faut pour y aller. Si c'est trop loin, si ça prend trop de temps, vous trouver une raison pour décliner l'invitation. Vous ne pensez plus qu'à ça. C'est le but de votre vie. Votre univers. Pipi. Toilette.

Ça vous prend furieusement. Il faut que vous pissiez. Comme lorsque vous étiez plus jeune, lorsque vous étiez plein de sperme et qu'il vous fallait impérativement pénétrer une femme.

Vous courez presque tellement c'est pressant. Mais une fois sur place, vous n'avez plus envie. On appelle ça avoir la vessie irritable. Ce sont les sphincters qui déconnent. Qui s'ouvrent et se ferment aléatoirement. Jusqu'à ce que la vessie déborde. Encore un organe qui flanche. Le premier, il y en aura d'autre.

La Nature est en train de vous recycler. Vous vous déconstruisez. C'est tout prévu. Et bien fait.

Organe par organe.

Ce n'est pas gravissime comme le coeur mais embêtant. Socialement.

Un politicien célèbre, écrivain célèbre, historien d'art célèbre, célèbre de partout, dans un grand dîner habillé qui dure des heures ne pouvant plus se retenir pisse sous la table dans sa coupe de champagne vide (qu'il n'aurait pas dû boire) la dépose à côté de lui. Soulagé, se met recauser. Oublie ce qu'il a fait, a soif de tant causer et excité de se trouver si intéressant, boit son verre. Lui aussi, ce sera la tête qui partira la première.

Boire.

Il faut choisir combien de temps on peut tenir en ayant soif. Ou si on boit, à quelle distance se trouveront les toilettes?

Voir de l'eau couler, entendre l'eau couler, voir de l'eau dans un verre ou une bouteille suffit à déclencher l'envie.

Comme vous ne vous videz jamais, vous êtes toujours prêt à recommencer. Si ce n'est pas vous, c'est la vessie. Puis ça vous reprend: debout, assis, couché. Et vous ne pouvez plus vous retenir.

Et vous pissez sur vous.

Debout. En marchant vers les toilettes et votre unique espoir est qu'elles ne soient pas occupées.

Vous avez été occupé, inattentif, ailleurs et vous découvrez que vous avec pissé sur le fauteuil où vous étiez assis. Le siège de votre auto. Le fauteuil de l'autobus, du train, de l'avion, du cinéma, du théâtre.

Ou votre lit, comme lorsque vous étiez enfant.

Il vous faut donc rester chez-vous près des toilettes ou porter une couche. Et en avoir de rechange dans votre mallette. Et un pantalon neuf. Et votre plus grosse dépense dans votre nouvelle vie d'infirme seront ces gros sacs de couches.

Ça pourrait être pire, vous pourriez avoir envie de chier et ne plus pouvoir vous retenir.

Et, un jour, vous avez continuellement envie de chier.

Il vous faut courir cette fois. Vous avez la chiasse, la diarrhée, la merde liquide comme les cochons.

Vous réussissez à arriver à temps.

Et, une fois, vous n'y parvenez plus.

Que faut-il faire quand on est en ville, sur le trottoir, dans son bureau et le cul plein de merde qui coule sur votre jambe.

Et, de plus en plus souvent, vous vous échappez. Et chiez partout. Et une odeur de merde vous suit partout. Même si on fait des couches modernes et désodorisantes. Et des sacs de poubelle anti-odeur. Pour les bébés qui ont le même problème que vous. L'odeur de merde qui suit continuellement les jeunes enfants. Et les vieux.

Et ça ne s'arrête pas là. L'implosion continue dans votre corps. Vous vous décomposez vivant. Délicatement.

Ça ne se voit pas encore.

Et, un jour, vous ne pouvez plus la changer vous-même. Ni vous torcher tout seul.

Ce sont des problèmes compliqués à gérer.

Des sujets intéressant pour philosopher.

Un homme ambitieux, que Dieu récompensait de sa vertu en le comblant de richesses. Le rêve Américain dans toute sa splendeur. Mais à son niveau modeste. Qui ne pense plus qu'à pisser et quand il pourra le faire de nouveau.

Pour commencer.

Et qui chie tout le temps!

Et si c'est triste de voir quelqu'un que l'on appréciait en être réduit à cet état, on peut toujours trouver de la place à ironiser: l'idée de voir les maîtres du monde se pavanant avec leurs milliards dans l'admiration des pauvres qu'ils ont volé portant des couches, mieux, devenus séniles, en être réduit à manger leur propre merde est quelque chose d'encore plus philosophique. On atteint ici la méthaphysique et la poésie Dadaiste.

Et on se dit que la Monde est juste. Juste pour tester la phrase à voix haute. Et on se sent apaisé avec l'univers. Du moins, on peut aussi essayer cette phrase dans son salon.

À ce moment, les notaires et les avocats ont déjà sévi et la fortune de cet homme est déjà entre bonnes mains. Pas celles des pauvres qu'il a spolié, ayant vécu sur leurs dos toutes leurs vies et la sienne comme un parasite. Mais celles de leurs jeunes veuves (ils ont parfois plusieurs veuves, de plus en plus jeunes, au fur et à mesure qu'ils décatissent. On a pu voir ce splendide spectacle du chanteur Dean Martin poussé par sa jeune veuve, cadavre ou momie respirante recroquevillée dans sa chaise roulante. Les autres membres du Rat Pack n'ont pas vraiment terminé mieux.)

Et les procès jubilatoires entre les veuves et leurs différents enfants. Certaines affirmant qu'elles ne sauraient vivre sans 100 millions $ en ayant pris l'habitude.

Et il y a leurs fils qui poursuivront la tradition familiale avant de finir comme eux.

Mais la vie des grands de ce monde se passe loin. Ici, c'est celle du monde ordinaire qui se termine.

Si on était encore croyant, il y aurait des choses à dire. Mais comme ce n'est plus le cas, il faut être logique avec son incroyance et ne rien dire de ridicule.

S'il n'existe rien. Avant. Après. Et ici. Tout est donc logique. Physiquement logique. Ainsi qu'il se passe pour tous les corps vivants animés ou non. Et tout ce qui existe, vivants ou non. Des microbes aux astres. Ce n'est que parce que ceci se passe actuellement avec quelqu'un de notre monde personnel que notre attention se focalise.

Mais ce n'était pas assez.

Et, ensuite, la mémoire s'est mise à mal fonctionner.

Tests, jeux interactifs sur CD, Internet, pour entretenir les neurones, herbes des sorciers, pilules des médecins.

On perd ses mots.

On cherche ses mots.

On ne se souvient plus des noms.

On perd des souvenirs, année par année. Les souvenirs se perdent, s'effacent. Comme sur un disque dur grillé.

On pourrait dire: tiens, j'ai oublié 1972. Mais on ne le sait pas soi-même. 1972 est oublié. 1973 aussi. Et la mémoire récente n'est pas mieux.

Et la mémoire immédiate...

Vous ne reconnaissez plus les gens. Et même si vous avez appris les trucs pour ne pas que ça paraisse, si vous faîtes des listes et que vous traînez partout le papier, il y a toujours des gens qui finissent par comprendre que vous ne les reconnaissez plus.

Et ça continue encore. Le supplice monstrueux des Chinois: les milles morceaux.

Vous ne vous reconnaissez plus.

Un jour, vous découvrez dans le miroir un étranger qui est là à votre place.

Il vous regarde dans chaque miroir.

Et cet étranger vous suit partout. Il vous menace. Vous fait mal. Vous arrache vos cheveux. Cherche à desceller vos dents. Mord votre langue. Frappe.

Vous avez peur des ondes électromagnétiques qui sortent des prises de courant et des fils électriques qui passent dans les murs. Il y a des fils électriques partout. Et il y a les ondes radio. Les Wifi qui envoient d'autres ondes. Vous êtes traversé d'ondes. Les ondes vous font mal. Dérèglent vos organes. Et vous finissez par coucher dans votre auto non chauffée (les ondes encore) l'hiver parce que vous ne pouvez plus demeurer chez vous.

Les ondes!

Le four à micro-onde est une bombe atomique caché par les Francs-Maçons chez vous. Vous le savez mais personne ne veut vous croire. Ils complotent car ils ont peur de ce que vous savez. Et ils ne veulent pas que vous les révéliez.
Et vos enfants vous envoient dans un centre.

Ils pourraient vous abattre mais ils font ce que font les civilisés avec les vieux endommagés. En Afrique, ils meurent de faim avant. Chez les Touareg, lorsque les caravanes quittaient l'oasis pour le long voyage vers l'oasis suivant où il y aura de l'eau et du foin, on laissait les vieux qui ne pourraient plus tenir sur le dos d'un chameau même attachés. Lorsqu'on revenait après le grand  tour des oasis (dans le désert, il était mortel de s'éloigner de ces point d'eau), les vieux avaient mystérieusement disparu. Et les vieux qui allaient disparaître voyaient la caravane s'éloigner priaient pour la protection de leurs enfants afin que le voyage se passe bien. 

Monsieur Hitler, toujours à l'avant-garde de la science et de la biologie favorisait avec les savants les plus avant-gardistes, l'eugénisme. Il se demandait pourquoi des jeunes en bonne santé devraient passer leur vie à s'occuper des vieux, des malades, des infirmes, des débiles mentaux. Par compassion, il faudrait les euthanasier comme on fait pour les vieux chats. Et, ainsi, les jeunes hommes libérés de cette tâche harassante pourrait se consacrer à leur nouvelle carrière de soldat. La patrie. Le sang et le sol de la nation leur ayant donné la vie, il était normal qu'il la préserve. Et lui redonne cette vie au besoin. Et les jeunes femmes, en tant qu'indispensables reproductrices (un jour la science arrivera à s'en passer mais à l'époque c'était impossible et même de nos jours, malgré tous les essais, on n'y arrive pas encore mais c'est prévisible, prévu, un jour on y parviendra) dans les Maisons des Naissances de la nation, les lebensborn, unissant leur utérus avec l'organe reproducteur d'un vaillant héros revenu du front. 

Aux USA, d'autres savants stérilisèrent des pauvres au Guatémala et ailleurs dans le but de diminuer le nombre de pauvres d'une façon rapide et économique. Aux USA, même, on implanta des matières radiactives dans l'utérus des négresses pour en diminuer le nombre. Dans les 2 cas sans le leur dire, sous prétexte de leur donner des soins gratis.

La question se posera quand il y aura tous ces vieux, éternellement pensionnés. Vivants plus longtemps que toutes les générations avant eux. Leurs retraites étant plus longues que leur temps de travail. 50 ans pour 30. Ceci payé par les minorité des jeunes travailleurs. Chacun d'eux faisant vivre 10 vieux comme s'il les supportait sur leur dos.

Le mari de son amie numéro 1 avait fait un discours éclairant à ce sujet. Ne proposant aucne solution définitive mais laissant voir l'urgence d'y penser. Et le danger dans laquelle la nation se trouvait aux prises avec tous ces vieux égoïstes, qui s'accrochaient, ne voulaient pas s'en aller, ne comprenait pas qu'ils devaient pour le bien de tous, partir. 

On n'en est pas là. 

Le film Soleil Vert, Soylent Green, avait abordé ce thème. Les vieux finissaient leur vie volontairement dans une chambre de la mort idéalisée, avec jolie musique et projection de films sur la vie d'avant. Avec des daims. Avant que la Terre soit complètement polluée. Et qu'on transforme les vieux morts (on ne le précisait pas mais on laissait subtilement deviner) en biscuit secs, verts, pour la consommation des masses des villes surpleuplées. Seuls les riches pouvant manger de la viande, ce qui était aussi interdit, biens luxueux, ce qui faisait l'objet d'une contrebande. Sauf qu'il n'existait plus aucun animal sur Terre, aucune autre forme de vie que l'Homme. Ce qui laisse encore plus à réfléchir. Même si aucune fois on ne précisera.  
Pour votre bien. Une prison pour vieux. Un cimetière au plancher ciré dont les habitants sont vivants.

Et ils ne sont pas tous vieux.

Le processus est graduel comme ils disent. Très lent et imperceptible chez certains mais rapide et abrupt chez d'autres. Il arrive que certains réalisent ce qui leur arrive et ce que sera leur destin et sautent d'un pont. On essaie de les empêcher parce qu'ils dépriment la population.

Aussi bien en finir tout de suite puisque de toute façon votre vie est finie, terminée. Pourquoi attendre?

La fin aurait été pareille mais dans un hôpital attaché à votre lit avec un tube dans le bras pour vous alimenter.

Et il y a l'étape ultime. La cerise sur le gâteau. Le cerveau dans le coma profond (il rêve à quoi ou à qui?) et le corps dans un état neurovégétatif et dont les principales fonctions vitales qu'il est désormais incapable d'assumer sans aides sont assurées par des machines. Assistées d'un personnel vigilent. Une petite usine pour imiter la vie. Qui peut continuer ainsi indéfiniment. Il y a des gens dans le coma technologique depuis plus longtemps que leur vie véritable. Et seuls des problèmes financier mettront un terme à cette momification du vivant.

Se coucher, se lever, manger, aller au toilettes avaient été ses seules et principales occupation des 10 dernières années et seraient celles des 10 suivantes ou jusqu'au moment où on devrait l'aliter définitivement pour son bien (avec menottes - on dit attelles ou quelque chose de préventif avec un nom ce qui fait moins moins effrayant) ou lorsqu'il n'aurait plus la force de se lever lui-même (mais sans être agressif) (il n'était déjà plus capable de se lever lui-même mais le pouvait un peu en s'aidant si on l'aidait, dépendant des jours.
Peut-être qu'on le prendrait en photo comme le vieux célèbre de l'année dernière qui avait eu un prix. Il y avait des ministres autour comme des chiens autour d'un poteau. On l'avait mis sur un poster pour une pub gouvernementale pour vanter sa résilencience. 40 ans de maladie. Et toujours là. Et, si Dieu le veut, 40 ans encore à l'hôpital.
Il n'en était pas encore au stade du treuil. On roule vers le lit. On glisse la bande de tissus servant de siège sous le malade, en attache les bouts avec des sangles et des chaînes, le tout relié au palan. Ça fait une sorte de hamac. Avec un malade dedans. Il y en a à manivelle ou électrique à bouton. Bzzzz! Une grosse canne à pêche à vieux. Lève-personne, soulève-malade. Et ça vous lève pour vous déposer sur votre chaise. Ou sur une civière pour des tests, des traitments. Il y en a toujours. On tient à vous garder vieux longtemps. Ou des opérations. Si vous respirez encore, on peut vous opérer quelque part.

Pour protéger le dos des infirmières. Et éviter d'être 2 ou 4 à le soulever et le déplacer. Selon le poids du malade.

Le palan était là dans la chambre. Dans le coin.

Une fois assis, il y restait. Sauf lorsqu'on l'installait dans sa chaise roulante. Il avait encore de bons bras et même sans tête pouvait rouler longtemps. Il avait même pu un certain temps se promener dans le corridor ou jusqu'à la salle des visiteurs. Lorsqu'il avait de plus longs moments de lucidité. Mais on ne le laissait plus le faire car il était tombé et risquerait de tomber encore et de se casser quelque chose si on le laissait tout seul.

Maintenant, la plupart du temps, il ne savait plus où il allait. Et où il était. Et quand on le voyait errer - parfois il vous échappait - les vieux, c'est sournois. Il fallait courir après.

Quand on le roulait pour des traitements, il arrivait qu'on l'oublie parce qu'on était appelé pour un cas plus urgent et lui en profitait pour s'échapper encore. Mais il n'allait jamais bien loin et un infirmier le ramenait à son domicile. La chambre 586. Lit B.
Une fois, monsieur Dickson arrivait à son étage et le vit dans la porte vitrée cogner avec ses petits poings secs (il pouvait assommer un homme d'un seul coup, avant) criant qu'on l'aide à fuir. On voulait lui faire du mal.
On se trouve placé, malgré soi, dans un nouveau dilemme: où on voulait vraiment lui faire du mal ou il était encore plus fou que la dernière fois. Chaque réponse à ces questions exigeant une action immédiate. On concluait donc pour se rassurer soi-même qu'il délirait.
On ne faisait pas d'expérience médicale sur lui  comme les docteurs nazis des camps de concentration ou les docteurs japonais de l'Unité 731

C'était un des hommes les plus brillants qu'il avait connu. Il y en avait probablement de plus intelligents mais ils étaient dans les livres ou ailleurs et ceux-là ne lui avaient jamais parlé. Ou il n'aurait pas osé le faire étant bien conscient de ses limites.

Puis son cerveau brillant s'était mis à fuir comme un vieux pneu usé. Personne n'avait pu reboucher la fuite. On ne pouvait faire autre chose que de l'observer en train de fuir. Lui donner un nom compliqué.

D'essayer de prévenir ses pires conséquences et de la ralentir ou d'en diminuer la progression régulière. D'où les pilules. La bleue qu'il fixait et dont personne n'avait idée de la composition. Peut-être qu'elles n'avaient aucun effet mais ça rassurait les médecins sur leur utilité. Ils prescrivaient donc pour se sentir utile. Et peut-être même que ça servait à quelque chose.

Et dans l'expérimentation médicale de nouveaux médicaments, il est indispensable que la moitié des personnes malades testées utilise un placebo, faux médicament. Pour voir la différence statistique entre les personnes traités avec le médicament véritable et le faux. L'effet de suggestion permet la guérison de bien des gens. Et si on parle de maladie psychosomatique, on parle moins de guérison psychosomatique. Ou miraculeuse.

Y a t-il un médecin Nazi dans la salle?

Les idées étaient partis. Presque tous les souvenirs. Et sa personnalité. Il demeurait le modèle de base: un vieux. Normal pour les gens de son âge. Mais on avait enlevé toutes les options.

Un vieux abîmé car, comme lui, il n'avait pas ménagé son corps. Été partout, fait tant de choses.

Monsieur Dickson était plus jeune mais se demandait si à cet âge, il lui ressemblerait. Sans doute.

Il avait donc décidé depuis longtemps de se tuer lorsque les premiers symptôme de la mort apparaîtrait.

Il les avait vu tant de fois chez tant de gens.

Il avait donc choisi de faire ça simplement, proprement, avant d'en être réduit à se jeter d'un pont ou de passer par une fenêtre du Centre des Oiseaux ou de la Maison de l'Amour en nouant des draps, des serviettes et des taies d'oreillers pour fuir sans savoir où. Et tomber et se casser le dos car il ne saurait même plus comment fuir ni comment faire des noeuds dans des draps. Ou dans ses lacets.

Souvenir.

Le dernier voyage en auto. Il se souvenait avoir vu des parents, des amis, des gens qui savaient qui il était (mais pas lui) lui faire bonjour quand on les emmenait en auto quelque part. Quelque chose en lui disait qu'il ne les reverrait pas. Et ils ne les avaient pas revu. Ils n'étaient pas revenus de leur voyage, ce voyage qu'ils faisaient avec des yeux tristes. Ils allaient en touriste en Europe (alors ils auraient dû être heureux) ou à l'hôpital pour des tests En regardant en arrière. Lui, debout, observant l'auto disparaître. Cette idée des voyageurs dans les autos qui le regardaient dans la lunette arrière de l'auto qui s'en allait toujours, le rendait ... nostalgique. Non, ce n'était pas le mot. Il ne trouvait pas le mot.

Souvenir.

La femme qui faisait le ménage dans la maison qui, en bas du perron, n'entrait toujours pas, hésitante, comme si elle avait quelque chose à dire et cherchait les mots rassurants. Lui dit enfin qu'elle ne pourrait pas faire le ménage aujourd'hui. Il dit demain. Ce n'était pas plus grave. Ou un autre jour qui lui conviendrait. Non, pas un autre jour. Lui dit qu'elle ne reviendrait plus. Elle venait pour lui donner des noms qui pourraient lui être utile. Elle aurait pu téléphoner mais c'était moins poli. Et il avait toujours été poli avec elle. Après lui avoir donné les noms, elle lui dit que demain elle entrait à l'hôpital. Son médecin et des tas de médecins lui avaient dit qu'elle avait le cancer. Ce n'était pas opérable. Pas de traitement non plus. Elle avait le choix de mourir chez elle ou à l'hôpital. On lui avait dit que ce serait rapide et qu'on ferait tout pour qu'elle ne souffre pas. Mais, bien sûr, ce serait plus compliqué à la maison. On lui avait aussi demandé si on voulait qu'on essaie des choses compliquées qu'elle ne comprenait pas mais c'était si compliqué quand on lui en parlait et elle n'osait pas dire qu'elle ne comprenait pas tout. Ou que si son coeur manquait en premier, on la garde sous respirateur dans l'espoir qu'il aille mieux. Ou d'un traitement futur possible. Ce qu'elle refusa. C'était la deuxième fois. La première fois qu'elle avait été malade, on lui avait fait des choses bizarres qu'il décoda en l'écoutant comme de la chimiothérapie et des radiations. Même des opérations. Elle ne voulait plus ça. Elle avait perdu tous ses cheveux. Ça avait marché. Elle avait eu un répit de 20 ans. Ce qui lui avait permis de faire des ménages 20 ans de plus. Elle ne pouvait rester à la maison, son mari était un vieux malcommode qu'il fallait servir et il ne comprenait pas pourquoi elle était si lente et pourquoi elle était malade. Il ne la laisserait jamais en paix. Il ne supportait déjà pas qu'elle dorme longtemps. Quand elle pouvait dormir. Depuis un bon moment qu'elle était malade, ne dormait plus, était toujours fatiguée, avait beaucoup maigri, se sentait faible, ça avait pris du temps avant qu'on donne un nom à ce qu'elle avait. Il était son dernier client et elle n'avait pas voulu l'abandonner. Mais maintenant, elle n'avait pas le choix. Impossible d'en parler avec son mari. Ni de parler de quoi que ce soit. Pour lui, c'était dans sa tête. Elle s'écoutait trop. Si elle avait de la volonté et était moins paresseuse... Et son dîner n'était pas assez salé. Et il en avait assez du poulet. Il ne comprendrait jamais. Et ne voudrait pas qu'elle parte. L'empêcherait de s'en aller. Qui s'occuperait de lui? Qui lui ferait à manger? Et le restaurant était trop cher. Les repas congelés aussi. Et comment ouvrir des conserves? Lui-aussi avait des problèmes avec les ouvre-boites. Et il n'arrivait pas à programmer le micro-onde. Elle cessa donc d'expliquer. Elle le laissa là à grogner contre le café froid. Se sauva pendant qu'il était distrait. Écoutait la radio. Elle était parti pour lui parler et lui donner sa liste puis s'en allait ensuite directement à l'hôpital. Car il ne lui restait plus que le choix de l'hôpital. Un mois. Et ce serait fini. Peut-être avant. Elle parlait calmement, sans amertume. Comme elle faisait toute chose. C'était venu le temps de mourir et elle mourrait donc. Mais ce serait bien fait. Un mois ce n'est pas si pire. Et on lui avait dit qu'elle ne souffrirait pas. Ou presque. Elle était repartie ensuite dans sa vieille auto probablement aussi malade qu'elle. Il regretta de ne pas avoir pensé lui demander si... Il lui arrivait de ne pas penser. Il aurait dû.
C'est elle qui lui avait parlé de la tache et de la hache. Elle avait attendu un bon moment, le temps de l'évaluer, de voir comment il se comportait avec elle, s'il comprendrait ou pouvait comprendre, s'il valait la peine qu'on le prévienne. Elle lui avait dit, en chuchotant, regardant tout autour d'elle comme si elle se sentait oubservée, ayant attendu d'être à l'extérieur de la maison. Elle lui avait dit avoir bien des choses à dire, des choses qu'il fallait qu'il sache au sujet de la maison. Mais son mari attendait pour le souper. Dès qu'elle aurait le temps et serait moins fatiguée. Sa fatigue ne s'améliora pas et elle n'eut pas le temps.1 mois après, il vit sa photo dans le journal. Elle avait tenu à ce que sa photo de jeune fille paraisse. Elle était... elle avait été vraiment jolie. Il y a longtemps. C'est terrible ce que le temps fait aux femmes. Et, en comptant les années notées dans le court article (chaque lettre compte et a son prix), on arrivait à un âge bien plus jeune que celui de son visage et de son corps. Sa vie. Elle. Mauvais papier. Photo découpée dans une photo de groupe. Avec une autre vie, elle aurait eu l'air beaucoup plus jeune. Avec cette vie, elle paraissait... Pour elle, cette vie, ce fut en plus un mariage difficile, une vie dure, des travaux pénibles. Elle ne voulait de mal à personne. C'était comme ça. Pas d'amertume, rien que des mauvais souvenirs. Était une des rares femmes qu'il avait connu qui ne disait du mal de personne. Les gens, en échange, ne lui avaient pas fait grand bien. Travaillé dur et longtemps pour pas grand chose. Une des intouchables que l'on a ici. Comme en Inde. Sauf qu'on n'en parle pas. Parce que là-bas, c'est interdit et ne devrait pas exister mais ici parce qu'on ne sait même pas que ça existe. C'était une de ces vies qu'on espère courte et qu'on est presque content d'avoir vu se terminer.

_ Je prend la rouge?

Le jour où il ne le reconnaîtrait plus, il ne reviendrait plus le voir.
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15. 17. 18 mai 2012. État 3