HISTOIRES DE FANTÔMES

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HISTOIRES DE FANTÔMES.

Vers minuit, à la lueur de la chandelle, monsieur Henry Dickson, devant l'âtre où brûle des bûches d'érables et de vieux parchemins, se penche sur son écritoire. Tout est tranquille dans la grande maison, tout semble dormir et, soudain,
il y a ce bruit.

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29.3.13

332.28. VENDREDI SAINT. BÛCHER FUNÉRAIRE. CRUCIFIXION ET DÉCAPITATION

Henry Dickson regardait dans le rétroviseur intérieur la dernière lumière du village. Puis plus rien. Le grand noir.

Ensuite, une boule jaune.

Un petit soleil dans la nuit.

Deux soleils la même nuit.

L'un s'étant transformé en feu de joie. L'autre venait tout juste de naître.

La même personne qui avait effacé le conseil municipal comme un Bernard l'Hermite dans sa coquille - et l'édifice entier. La bête et son labyrinthe. Blocs de béton au lieu de protéines et de cristaux de carbonate de calcium.

Ou une autre.

Venait d'effacer le CHS machin. Centre Hospitalier et de Soins de Longues Durées. Avec tous ses patients.

La ferme des vieux.  Vieillards en serre. Où on fait leur élevage avant l'abattage. Usine à cadavres. Manufacture de décès.

Patients.

Le mot est pour une fois précis.

Patients qui attendaient patiamment la mort.

Tout très moderne. Scientifique. Technique. Médical.

Les sociétés progressistes ont tout prévu pour gérer leur population. De la naissance à la mort. Et même après.

Et, après, ensuite, ça recommence. Encore. Une autre fournée de citoyens pour le grand tour. Et une autre. Et une autre. Et une autre.

Et lors de leur vie.

Ou plus précisément. De leurs innombrables battements de coeur. Ou souflles de leur respiration. Ou litres de sang déplacés. Pompés.

Pas innombrable car on peut très bien compter.

Donc lors de leur vie ou du nombre de jours, d'heures prévus à leur usage public et privé.

Sous surveillance constante.

Tous les fonctionnaires pour réglementer et légiférer. Quand ils devront traverser une rue. Et où.

Et lorsqu'ils respireront.

Ceux qui commencent et ceux qui arrivent en fin de vie.

Il y a des spécialistes et des procédures. Des institutions et des administrations. De grands édifices. Des archives. Des règlements. Rien d'improvisé. Tout reste impersonnel. Même s'il y a parfois de brefs sentiments élégamment mimés.

Une autre série de processus physiologiques et biochimiques arrive sur terre.

Et une voix récite un texte appris:

C'est une fille madame.

Elle est en parfaite santé.

Hum! Elle a comme un défaut. On ne sait pas très bien encore. Il faudra faire des tests.

Désolé, nous avons fait ce que nous avons pu.

À d'autres époques, c'était la chambre à gaz. Humanitaire.

Au lieu de les faire attendre interminablement une issue prévisible et les bourrer de drogues pour leur remonter le moral, les calmer, le faire dormir, les plonger dans le coma.

Les faire oublier (des pilules qui remplacent l'alcool) (et la religion).

Attendre.

De la résignation sous perfusion.

Tous nous tomberons.

Les transformer en objet à qui le personnel spécialisé (plus ou moins) donne des soins comme à une plante verte. On époussette. Lave. Arrose.

Range.

Objet ou chose que l'on peut déplacer facilement. Qui se poussent dans l'espace prévu à cet usage.

Il y a des roulettes.

Maintenant, ils peuvent attendre des mois et des années. Et se voir décliner, tordre et dépérir à chaque matin.

Pilules.

Injection.

Et certains ont la chance de se voir équarrir morceau par morceau. Comme le supplice Chinois. Des spécialistes dans la perversion.

En Afrique et chez les vieux pauvres (on est vieux à 50 ans), on crève à la première crise cardiaque. Ici, on peut en avoir 10. Qui vous laisseront de plus en plus diminués mais, sientifiquement. Et on peut faire respirer ce qui reste. Peut-être pas le faire bouger.

On fait des miracles avec un cadavre qui respire un peu.

Tout ça est vivant. Mais de moins en moins pesant. De plus en plus léger.

Faire circuler le sang. Avec une machine à la place du coeur et une autre pour la respiration et une autre pour l'alimentation et une autre pour l'évacuation des déchets toxiques.

Des chiffres. Lumineux. C'est mieux.
Et des petites lumières sans chiffre. 

Des sons. 

Des bourdonnements. 
Tant par étages.
Un ronronnement rassurant.

Scientifque.

De la belle mécanique.

De la plus belle encore technologie.

Vous pouvez ne plus avoir de cerveau mais le corps vit encore. Si on peut appeler ça avec ce mot-là.

On peut vous enlever de grands morceaux de votre corps et ce qui restera vivra longtemps. Si on peut utiliser ce mot.

Durera.

Ce qui est plus précis.

Question.

Pourquoi aujourd'hui?

En Afrique, on dit qu'un vieillard qui meurt c'est comme une bibliothèque qui brûle. Ce qui est exagéré. On a fait brûler toutes les étagères ici. Au cas où quelqu'un se souviendrait.

Parfois, vieillir, c'est comme au temps des rubans et disques magnétiques.

Parfois, vieillir, c'est comme lorsqu'on passe un aimant dessus.

Le grand effacement.

Ce qui remettait les particules de fer en ordre.

En faisant disparaître tout ce qui avait été enregistré et avait donné provisoirement un autre ordre aux particules de fer.

Et de cet ordre on avait modelé un souvenir.

Jusqu'à ce qu'on réenregistre dessus. Leur donnant une nouvelle fois une nouvelle forme. Un ordre nouveau.

Ou si on les efface à l'aimant.

Leur donnant leur ordre premier.

Sortie de l'usine.

Vide.

Les rubans et les boitiers de plastique et les corps de chair et d'os ne résistent pas à la flamme.

Explicable.
Simple polarisation des particules magnétiques d’un matériau ferromagnétique dont la fonction est d'enregistrer. Ce qu’on appelle se souvenir. Des mathématiques appliquées. De la biologie. De la viande. Et le souvenir n’est que la direction de la force du champ magnétique. Oxyde de fer gamma Fe2O3 et bioxyde de chrome CrO2. Protéine. Carbone. Sucre. Graisse.
Et ça vit.
L'information transformée en courant électrique devient un signal électrique. Qui circule.  Comme s’il y avait quelque part l'électroaimant qui provoquerait un champ magnétique qui magnétiserait le ruban. Ou le cerveau. Ou quelque chose dans le cerveau. Ou, quelque part, ce qui le remplace. Jusqu’à ce qu’on lui donne une empreinte. Ou l'efface. Ou enregistre une nouvelle information sur la première. Son. Image. Sentiments. Émotions. Marqueurs. Abaque. Arithmétique. Mathématique. Algèbre.

Écriture sur du sable, de la neige, de l'eau, de l'air.
Malgré des millions d'années d'essais et d'approximation, le matériau utilisé par le cerveau n’est pas parfait et sa quantité disponible n’étant pas infinie, il faut le recycler. Le réétuliser sans cesse. Faire du vide. Constamment du neuf avec du vieux de moins en moins performant. L'usure. Enregistrer un souvenir sur un autre. Et un autre sur une autre.
Quoique certains pensent que la mémoire est réellement infinie et que tout ce qu’on a vécu ou vu ou entendu ou pensé se trouve là quelque part. Attendant le signal ou le code pour se réactiver.
D’autres imaginent que c’est matériellement impossible. Parce que le cerveau, même replié sur lui-même n’est pas assez gros. N'étant tout simplement pas infini.
D’autres essaie de résoudre ce problème en disant que l’information ne se trouve tout simplement plus là. Le cerveau n’étant que le serveur d’un ordinateur extérieur. Ou comme si. Immatériel. Dans une autre dimension. Comme un miroir parallèle. Sur qui on se connecte. Du moins ceux qui savent.

L’équivalent des nuages modernes.
D'où la nécessité absolue de l'incendie.
Trop de gens se souvenaient.

Ou on a décidé encore une fois de punir les innocents et les coupables. Ceux qui savaient. Avaient agi. Ou laissé faire. Des témoins silencieux. Complices à un degré moindre dans l'échelle de la complicité mais indispensables par leur silence et leur inertie.

Sans eux, la mécanique des causes et conséquences n'aurait pu se mouvoir.

Et il fallait oublier ensuite.

Seuls ceux qui avaient réfléchi et agi savaient.

Probablement méritaient la mort.

Les autres sautaient en l'air projetés par l'éblouissement des réservoirs de gaz. Démontés e démantibulés lors de leur ascencion printanière.

Grand ménage de saison.

Mais coupables de quoi? Responsables pour qui? Il y avait tellement de crimes dans ce village que c'était un écosystème. Un étang à monstres digne du docteur Rostand. L'ami des grenouilles et des crapauds.

Vu de loin. Poétique. Digne d'une aquarelle ou d'un poème.

Oh! C'est joli. Comme les brins d'herbe. Alors qu'il y a une agonie, un égorgement, une dévoration dans le moindre espace secret. L'ombre tue. La Nature ne pardonne pas. Tout est nourriture et sang.

Ce qui meurt est digéré par ce qui mange. Devient sa substance. Son appétit. Et cannibalisera sa famille sous la forme de son boucher.

La villle c'est pareil.

Plus grand. Plus habité. Davantage infesté. Pire.

Le village aussi.

Modèle réduit.

Cette nuit, grand égorgement. Ou four crématoire pour les vieux et les jeunes.

La petite blonde avait vu comme lui la lumière s'éteindre subitement. Comme on meurt. Puis la boule lumineuse et chaude. Puis les flammes.

Puis le nouvel incendie.

Elle savait ou ne savait pas.

Mais elle préféra ne rien dire.

Observa ses 2 rétroviseurs. Ralentit un peu. Repris son allure.

Ce soir, on allait au cinéma à la ville voisine.

Cromwell joué par Richard Harris. Un autre boucher religieux fou comme l'espèce humaine en produit régulièrement.

Mais le film est si bien fait que si on le croit - et on le croit - on devient le film/l'image/lui/formidable acteur - on est d'accord avec lui. Même s'il joue un monstre anglais. Île où il n'en a jamais manqué.

Il est tout à fait normal que les fous dirigent les fous. Il y a comme une morale là-dedans.

Superbe film. Magnifiquement joué. Vu. À revoir.

On imagine très bien la boucherie d'époque.

On ne pense pas suffisamement aux nôtres.

Car plus loin.

Dans la vieille ville, loin. Mais pas tellement. 

La ville tordue aux murs de pierres glacées.

Un petit garçon venait d'être agrippé par le collet. Soulevé de terre. Il était léger. Petit. Presque portatif. Brièvement vivant.

Et la main puissante le lança dans la rue. Il tomba abruptement sur l'asphalte. Ce qui ne fit aucun bruit. Se fit mal aux mains. Aux genoux. Fut un peu sonné.

Surpris.

Eut le temps de voir l'auto qui arrivait. Pas la suivante. Ni le camion qui. 

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29. 30. 31 mars 2013. État 3

Morts. 1 au moins. Ou 125.