HISTOIRES DE FANTÔMES

__________________________________________________________________________________________________

HISTOIRES DE FANTÔMES.

Vers minuit, à la lueur de la chandelle, monsieur Henry Dickson, devant l'âtre où brûle des bûches d'érables et de vieux parchemins, se penche sur son écritoire. Tout est tranquille dans la grande maison, tout semble dormir et, soudain,
il y a ce bruit.

___________________________________________________________________________________________________

11.5.12

77. CONGÉLATEUR À VENDRE. PROPRIÉTAIRE DE CONGÉLATEUR CHERCHE ACHETEUR DE CONGÉLATEUR SINCÈRE, PERSONNE NON SÉRIEUSE S'ABSTENIR

Henry Dickson

Regardait le grand congélateur de sa cave, grand, gros, lourd, encombrant, bruyant et énergivore. Blanc. Embarrassant.

Même si la cave était immense et qu'il était peu de chose si on l'observait du fond du mur opposé mais plus on s'approchait de lui, plus il avait l'air d'un sarcophabe aux dindes disparues. 

Un peu comme le monstrueux monument funéraire de Jules 2 que Michel Ange essaya en vain de faire toute sa vie; la plupart de ses oeuvres désormais isolées n'en étaient qu'une partie et devaient décorer tel coin ou tel étage. Et le tout une fois terminé selon les volontés du pape tyrannique ami des artistes qui menaça de lui couper les mains s'il refusait plus longtemps de travailler pour lui, auraient eu l'air d'un croisement/accouplement entre un gâteau de noce, un autobus à étage anglais et un temple Hindous.

Le destin qui rarement s'intéresse au bont goût à voulu que faute d'$ les papes suivants négligèrent le testament de leur devancier préférant utiliser leur artiste d'élite à de menues taches indignes de son talent comme de repeindre le plafond étoilé de la Chapelle Sixtine. Ou leur propre tombeaux. Comme les anciens pharaons.

Qu'allait-il bien en faire? Un congélateur coffre comme dans le temps des grandes familles, lorsqu'on achetait d'un cousin cultivateur une de ses vaches retraitées. Sa carrière productive étant terminée, on n'avait pas envie de la nourrir tout l'hiver pour rien avec du bon fouin et du bon grain. Il fallait que dès l'automne, elle fasse place à une jeune vache pleine de lait. Qui avait toute une vie à vivre devant elle. Ou 5 ans. Au sortir de l'abattoir, un demi-quartier de boeuf découpés et 50 livres de viandes hachées fait avec les morceaux moins tendre, pour la saison d'hiver. Et l'autre moitié pour lui. Le tout arrivait déjà congélé, il n'y avait plus qu'à ranger. Et il y avait encore de la place pour les légumes du jardin qu'on ne mettait pas en conserve. Et quelques poules. Et dindes. Il était là depuis 20 ans et serait encore bon pour un autre 20 ans. Et comme monsieur Dickson ne mangeait que des sandwich, il ne servirait qu'à décorer un mur de pierre.

Petite annonce.
À vendre:
Congélateur-coffre 25 pieds cube. 
Longueur 74 pouces
Largeur 30 pouces
Hauteur 35 pouces.
Hauteur 60 pouces quand le grand couvercle est ouvert

Poids à vide 250 livres (métal, plastique, moteur) 
Peut contenir 25 livres de viande par pied 3
Peut contenir 625 livres de tout ce qu'on voudra congeler.

500 kwh par an
Lumière indicatrice de fonctionnement. OK!
Fourni avec la clé. Le clé s'éjecte automatiquement après avoir barré la porte il est donc impossible de l'oublier dans la serrure.
Il passa une annonce dans Kijiji et, à sa surprise, on l'acheta sans discuter. Au prix du neuf. Visiblement, cet l'acheteur avait une grande famille ou était collectionneur de nourriture (en vue de la fin du monde ? L'idée que mourir le ventre plein ou vide était tout de même mourir ne semblait pas l'effleurer. Ou était un de ces Survivalistes qui craint une crise économique et le rationnement et empile tout ce qu'il peut acheter dans l'idée que les citadins affamés vont d'égorger pendant que lui, peinard, comptera ses poulets et ses poissons sans penser qu'il y a toujours quelqu'un qui sait ou a deviné ce qu'il faisait et qui sera un des premiers à le piller lors du grand Krash. Et comme le bonus ne pourra pas rester secret longtemps, il y en aura ensuite une centaine, minimum, qui voudront partager et qu'on devra abattre au fusil de chasse.
Ou il était collectionneur de congélateurs.
Il n'avait jamais entendu dire que cette catégorie de maniaques existait mais comme tout ce qu'on peut imaginer existe, ça doit exister.
Parce que tout ce qu'on peut imaginer et qui est conforme aux lois de la physique existe quelque part.

Et comme il y a 7 milliards de Terriens, ça existe et pas qu'une fois. Des milliers de fois pour les plus bizarres et les pires tordus et des millions et des millions pour les banalités.
Bien sûr, si on ajoute tout ce qu'on peut imaginer sans les contraintes de la légalité ou des lois matérialistes de la science, on entre dans des dimensions inconnues et il est difficile d'en dire davantage. Quant à chiffrer...
Et si on ajoute la religion, l'infini s'offre à vous. Ciel. Enfer. Faîtes vos jeux.
Mais il ne s'agissait que d'un inoffensif congélateur.

Que peut-on faire de mal avec un congélateur?
Un camion de location U-Haul de 10 pieds vint prendre le coffre. 2 hommes entrèrent par la porte de la cave, l'un d'entre eux l'inspecta rapidement. Comme il vrombissait parce qu'il l'avait branché pour bien montrer qu'il fonctionnait toujours, il parut content. Chaud à l'extérieur parce qu'au moment de sa conception et construction, on se foutait parfaitement de l'isolation. On perdait de précieux kilowats à lutter contre la chaleur du moteur qui produisait le froid. Ce n'est qu'une génération plus tard qu'on s'en aperçut.

Et glacé à l'intérieur. Et c'est tout ce qui comptait pour un congélateur.

La lumière rouge ON fonctionnait toujours. Indication que le congélateur congelait. Lorsqu'on ouvrait le couvercle, la lumière blanche du plafonnier éclairait. L'ancien propriétaire avait dit qu'il ne l'avait jamais changé. Elle s'éteignait automatiquement lorsqu'on fermait le couvercle, comme pour une porte de réfrigérateur. En fait, personne n'était entré dans le couvercle pour vérifier ce détail: la lumière reste-elle allumée lorsque la porte est fermée?

Et pourquoi quelqu'un serait-il entré de son plein gré dans le congélateur?

Le bruit du moteur et du compresseur ne semblait pas les déranger. C'était un modèle ancien et on avait les oreilles moins délicates à cette époque. Et, de toute façon, peu importe ce qui se passait dans la cave, on n'entendait rien en haut. À moins d'ouvrir la porte de la cuisine menant à l'escalier de la cave et de tendre l'oreille. Il y avait le hummmm! du congélateur, les pompes des circulateurs de la fournaise à eau. Et, parfois, des bruits indéfinissables.

Le chien n'aimait pas y aller. Pas seul. Il consentait à descendre l'escalier du haut ou entrer par la porte extérieure si on l'accompagnait. Et même alors, il regardait partout, aux aguets, comme s'il était le seul à percevoir certaines choses. Et ne vous quittait pas de l'oeil au cas où vous l'oublieriez ici. Pour plus de sureté encore, il vous collait au train comme un enfant chez le dentiste. S'il avait eu des mains, il vous aurait forcé à le tenir par la main en entrant de force sa petite main dans la vôtre. À la place, il avait  pattes à griffes rivées au sol mais un museau qui ne lachait pas votre jambe.

C'était le seul endroit où il abandonnait son attitude de loup conquérant. Pour redevenir un chiot implorant.

Il avait fallu se battre pour qu'il consente à abandonner le divan et le sofa et accepter l'autre place de choix devant le foyer où il rôtissait tout l'hiver. Mais si on lui laissait croire qu'il avait la place de mâle dominant, on est fait! Et il n'y a plus qu'à manger par terre.

Mais le contrat moral entre monsieur Dickson et lui était clair, il le lui avait expliqué en termes simples: tu ne déranges pas, tu gardes la maison, tu mords seulement qui je te dis d'attaquer, je suis le mâle Alpha, le loup dominant, Moïse avec les Tables de la Loi. Tu es le loup en second. Et tu ne touches pas à mes femelles.

Si tu oublies ta place, tu as une balle dans la tête.

Il avait paru comprendre. Rien de mieux que de s'expliquer clairement.

Par contre, le chat quand il revenait d'on ne sait où aimait aller fouiner dans la cave. Et en y entrant ou en y descendant, on l'y trouvait sans qu'on puisse savoir comment il avait fait pour se trouver là. Parce qu'on ne l'avait pas vu vous suivre. Ce qui était logique.

Il disparaissait toujours un peu un bon moment puis revenait on ne sait comment. On le retrouvait en haut ou dans le grenier. Ou sur la table de travail de monsieur Dickson collé au clavier de l'ordinateur. Ou les pattes sur un livre ouvert. Comme s'il prédisait quelque chose.

Chat étrange.

On enleva ses patins et mit à la place des roulettes. Ensuite, on glissa des sangles sous le coffre et on lui fit traverser le seuil de la porte de la cave. Ensuite, on le roula et poussa jusqu'au camion. On avait installé une passerelle de métal et on se mit à 2 pour le pousser et le tirer jusqu'à ce qu'il pénètre enfin dans la boite du camion.

On le paya sans facture avec des billets qui n'étaient pas faux ou admirablement imité.

Monsieur Dickson le vit partir comme un vieil ami à qui on disait Adieu! On aurait pu dire une telle chose mais elle n'avait aucun rapport avec la réalité.

Il entra par les grandes portes de la cave qu'il ferma avec le gros verrou de fer antique. Introuvable de nous jours où il n'y a plus que des imitations en métal friable. Inutile pour fermer quoi que ce soit mais utile pour décorer dans le style ancien.

Là où était le congélateur, il n'y avait plus qu'une plate-forme de béton. Et le mur de pierres qu'il cachait. Il était là depuis si longtemps qu'on avait oublié ces pierres. On aurait dit qu'il y avait déjà eu là une porte ou une ouverture menant quelque part. Porte, ouverture qu'on avait scellé avec des pierres nouvelles qui n'étaient ni du même format ni du même âge que les autres. Plus rapidement taillées et scellées de mortier.

Monsieur Dickson fut curieux un moment puis cessa de l'être. Remonta au rez de chaussée où il retrouva la chien. Mais pas le chat. Qui était mort quelque part ou qui reviendrait un jour s'il n'était pas mort.

Il verrouilla la porte de la cave pour éviter que ce qui se trouvait en bas remonte en haut ce qui était absurde. Ce qui ne l'empêcha pas de sonder la porte en tournant quelques fois la poignée pour vérifier que la porte ne s'ouvrait plus.

Après, il fut satisfait.

Le chien avait faim ce qui lui rappela que, lui-aussi, devait avoir faim et qu'il devait toujours manger avant le chien sinon celui-ci se mettrait à croire qu'on lui doit quelque chose par exemple qu'il doit manger avant tout le monde parce que parce que..

*

11 mai 2012. État 1