HISTOIRES DE FANTÔMES

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HISTOIRES DE FANTÔMES.

Vers minuit, à la lueur de la chandelle, monsieur Henry Dickson, devant l'âtre où brûle des bûches d'érables et de vieux parchemins, se penche sur son écritoire. Tout est tranquille dans la grande maison, tout semble dormir et, soudain,
il y a ce bruit.

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20.10.12

296. RIEN QUE DES MORTS

Henry Dickson se réveilla le 7 octobre 2012 à midi. Encore vivant. Ce qui était un peu surprenant étant donné ce qui s'était passé la veille.

Ailleurs, les portes de l'Enfer s'étaient ouvertes et refermées. Mais c'est une autre histoire qui ne concerne pas les humains ni les vivants et qu'on pourrait conter un jour.

Il sortit sur la galerie pour appeler un taxi. Il n'avait plus de véhicule et aller au village à pieds était un bon exercice quand on a envie d'en faire et un emmerdement quand le temps presse. Le temps ne pressait pas pour lui puisqu'il n'était pas occupé ni ne s'occupait de rien mais il avait envie d'aller au village maintenant, là.

En attendant, il mit une buche dans le gros poêle à bois Bélanger Royal qui devait dater de 100 ans et chauffait quand il le fallait. Une petite attisée serait suffisante pour enlever l'humidité ou la fraicheur.

Comme le taxi prenait son temps, il sortit pour contempler les dégâts. De jour ça avait une tout autre allure que la nuit à la lueur des lampes sentinelles extérieures de sécurité. Cellule photoélectrique, ampoule 175 W à vapeur de mercure. Au plein soleil, l'ampleur de la catastrophe surprenait.

Quoique, tout étant relatif, les humains en aient connus ou en ait fait de pires. Mais, pour la région et le moment, en fait de désastre, c'était très bien. Vraiment bien.

Plus de garage/hangar/étable. Zilch. Hи черта. Zip. Plus rien.

Autos. Camionnettes. Tracteur. Skidoo. Moto. Bateau. 

Ici.

Et là. 

Un peu partout.

Au soleil de midi, le rectangle de la grange, le soubassement de béton qui tenait les murs et le toit. On se croirait à la phase 1 d'une construction. Lorsqu'on a terminé de mettre les murets porteur et qu'on va ériger le reste dès que les ouvriers arriveront. Mais c'était le contraire, il y avait eu des murs. Et là.

La petite blonde lui avait parlé d'un de ses oncles fermiers. Il avait hérité de la ferme de son père qui était celle de son grand père. Il y avait poulailler, bergerie, porcherie, étable. Pour le lait et la viande. Une source. La cabane à sucre. Le bois de sa forêt pour les bûches de ses poêles et ceux de ses clients. Une forêt qui faisait de bonne planches. De vaste jardins datant de l'époque de la Crise où il fallait être autosuffisant. Une production moins payante pouvait être aussitôt remplacée par plusieurs autre. Et si, à la fin, personne n'avait plus le moyens de payer, on pouvait passer au troc et, si le pire arrivait encore, on  pourrait manger de tout ici sans jamais mourir. Et être nombreux à le faire. Une source de nourriture et de chaleur dans un océan de misère et de naufrage. Et si on manquait de quelque chose, ce n'était que d'$, parce que tout le reste indispensable à la vie était fourni en abondance. Et de l'$, il y en avait toujours eu parce qu'il y avait tout le reste.

Il travailla 50 ans pour élever sa famille et,  un jour, il se leva et se rendit compte qu'il n'était plus capable. Et, il savait, ce n'était pas une mauvaise surprise, il savait depuis leur enfance, que, contrairement à lui, aucun ne voudrait reprendre la ferme.

Il vendit son bétail et les instruments de laiterie. Et les instrucments aratoires. Ses tracteurs. Il ne restait plus que les bâtiments vides. Qu'il loua un temps. Et de moins en moins de bâtiments. À la fin, seulement l'étable.

Et elle racontait avoir aimé s'y promener lorsqu'elle était fillette. Si petite dans ce gigantesque bâtiment. Cette grange vide. Pas de vaches, de chevaux, de moutons, de coq - lorsqu'il n'y eut plus de poulailler, ce qui restait de poule émigra dans l'étable. Plus d'instruments aratoires. Le fenil était vide de foin. Sauf l'odeur aussi entêtante que la mer salée du golfe pour qui se trouve face au vent du large. Un siècle d'odeur imprégnant le bois nu et sec.

Malgré tout, ça n'avait rien d'inquiétant. Le vide était plein de quelque chose. Remplie de bonnes choses. D'excellent souvenirs. Et de rêves futurs bienveillants. L'odeur du foin encore. La paille et le grain.

Les madriers robustes qui avaient tenu plusieurs âges, plus de 100 ans et pourraient supporter le poids du monde un autre siècle. On se serait cru comme dans une église vu la hauteur des combles, car il fallait de l'espace pour faire entrer tracteur et charrette de foin. Pour que la grande fourche mécanique saisisse une montagne de foin et glisse sur des rails tout au font de l'étable pour le laisser tomber. Dans un grand bruit d'horlogerie et de métal. C'était avant les balles de foin.

Son oncle devait moderniser son étable. Il l'avait déjà fait. Il fallait le refaire encore. Tant de choses avaient changé entre la façon de faire de son grand père et la sienne. Qu'aurait-il dit s'il pouvait voir tout ce que son fils avait fait? Son fils maintenant plus vieux que lui à sa mort. Les morts ne parlent pas. Du moins, c'est ce qu'on dit.

Et il y avait un autre saut dans le vide technologique à faire entre son monde, le monde qu'il connaissait et avait habité 50 ans et auquel il s'était habitué et celui dans lequel aurait à vivre ses enfants sans lui. Ce qui ne l'inquiétait pas. Il les avait bien élevé et ils avaient bien appris. Ils pourraient se débrouiller dans ce monde qui était leur monde (et déjà plus le sien ou de moins en moins).

Mais pour qui le faire? Passer aux machines à balles de foin. Ensuite aux melonneuses. Une laiterie encore plus moderne. Avec ordinateur. Des tracteurs plus gros. Une piscine à purin car les vaches chiaient même différamment dans ce nouveau monde. L'alimentation, les médicaments et le nettoyage. Ce n'était plus du fumier solide mais de la merde noire liquide. Comme les porcs. Choisir une culture plutôt qu'une autre. Un prix d'achat. Un prix de vente à la place d'un autre. Les OGM. Les hormones pour le bétail. Le clonage. Les manipulations génétiques. La gestion de l'offre. Les sirènes tentatrices de la liberté du Marché.

Il fallait courir pour rester dans la course et il n'avait plus le souffle. 

Elle avait connu l'étable pleine de vie, des enfants de son oncle qui y jouaient et y travaillaient (les 2 notions étaient pour eux vagues et s'entremêlaient inséparablement) depuis leur enfance - contrairement à bien des pères qui interdisent à leurs enfants de toucher quoi que ce soit pour, logiquement, éviter de se blesser ou de casser quelque chose qui valait de l'$: chacun avait son petit jardin, à lui, son lopin de terre, sa terre. Son bien. Sa poule. En grandissant, un lapin puis un petit mouton. Et des responsabilités importantes comme de ramasser l'oeuf tout les matins. Et chacun, y compris les filles, conduisait le tracteur à 5 ans. Pas loin, pas longtemps, mais ils auraient pu conduire plus loin et plus longtemps si ça avait été nécessaire mais les plus grands suffisaient.

Ils avaient été heureux mais probablement pas assez pour continuer l'oeuvre de sa vie, devenir responsable de toutes ces vies: celles du bétail, des plantes, de la terre et du bois de ses forêts. Garçons et filles, chacun et chacune avait pu étudier aussi longtemps qu'ils le voulaient - la contrepartie étant que s'ils n'aimaient pas l'étude ou si l'étude ne les aimait pas, il y avait pour le reste de leur jour, un bon travail à la ferme. Difficile, exigeant mais suffisamment payant pour permettre des vacances de 2 semaines en Floride tous les ans.

Mais chacun aimait étudier, certains même découvrirent qu'ils aimaient enseigner. L'un après l'autre, ils s'éloignèrent de lui et de son monde et du futur de ce monde. Après l'université, chacun aurait un emploi de bureau important mais de bureau quand même. Assis toute la journée pendant 40 ans. Mais  retraite assurée. Tandis que leur père n'avait pour retraite que celle qu'il se paierait. Ils avaient fait leur choix mais même si ce choix lui brisait le coeur, c'étaient leur vie. Et son coeur à lui. Ils n'avaient plus besoin de lui.

Elle avait connu l'étable vide. Immense. Gigantesque. Une sorte de vaisseau de bois. Attaché à la terre. Ancré au sol. Sentant le foin et le grain battu. Et un jour, il n'y avait plus rien.

Son oncle craignant que l'étable non entretenu ne se détériore l'avait fait déconstruire. Pas démolir. Les gens de partout était venu récupérer les poutres, les madriers pour les remonter autrement. Pour une autre grange. Ou on les ferait planer et sabler pour une maison dans le genre antique. Ou pour un sculpteur.

De tous les bâtiments construits par ses aïeux, accumulés et multipliés - signe de richesse et d'établissement- de génération en génération, que l'on avait semé sur la terre pour les besoins de la ferme, c'est lui qui aura eu le triste privilège de les faire disparaître.

Il ne restait plus que la maison familiale vide. Et des champs que l'on louait aux fermiers voisins en attendant de vendre à un Suisse ou un Chinois.

Et de tous ses bâtiments, vides de bétails et d'enfants, et, maintenant, disparus, la terre vidée et vide, il ne restait plus que lui. Et lui n'était pas une grande chose ni une vaste chose. Il restait peu de chose de lui. Bien léger, peu pesant. Si provisoire. Et sa femme qui le retenait à la vie. Et, de moins en moins.

Tous 2 des souvenirs parmi d'autres maintenant.

Et, comme sa tante le lui contera, quand elle vivant encore, seule habitante du domaine, seule à pleurer, son mari et son oncle qui s'installait tous les matins devant la fenêtre donnant jadis sur la grange pour regarder ce qui n'était plus toute la journée. Comme s'il y avait quelque chose. Et il ne quittait cette fenêtre que pour déjeuner, dîner, souper. Pour le somme de l'après-midi et le sommeil bref de la nuit.

Quand elle arriva pour les vacances, il ne restait plus rien. Son oncle mourrait peu de temps après. Plus rien ne le retenait.

Elle se sentit orpheline. Non seulement d'un oncle qu'elle aimait. De sa tante qu'elle aimait aussi et qui ne survit pas longtemps à l'absence de son homme mais aussi, orpheline, de maison. De bâtiments. D'édifice. Les femmes comme les chats ayant pour foyer, refuge, sauvegarde les maisons, les granges, les greniers, les églises. Les choses. Les balles de laine. Les chaussettes tricotées. Et les photos.

Elle s'était sentie comme aspirée par le vide. Sensation qui lui reprendrait souvent au fur et à mesure des catastrophes qui baliseraient sa vie qui la rendirent brièvement furieuse, démente, un peu folle, avant qu'elle ne s'abandonne, comme les femmes, au vent, au destin et à la mort.

Car, orpheline, elle le fut ensuite au sens le plus strict du terme.

Et ceci fallit la tuer.

Et, peut-être, cela la tua-t-elle vraiment et tout à fait?

Et si elle était là, ce matin-là, à regarder le grand vide devant la maison, elle dirait probablement la même chose en voyant ça.

Un autre deuil de maison.

Un terrain de fouille pour archéologue. Une civilisation disparue. La veille.

Il se promena autour et rencontra un peu partout des ruines, planches, tôles, madriers, explosés et répandus.

Et l'auto communautaire du garagiste et de lui. À juger par qui s'en servait le plus, il était difficile de dire à qui elle était. Il y avait des gens dedans. Brûlés, écrasé. Pour une raison connue d'eux seuls, ils étaient entrés dans l'auto avant que l'auto parte vers l'espace. Et les moins brûlés, qui avaient encore des yeux et une bouche, avait l'air de ces passagers de manège compliqué conçus pour faire peur. Des machine à hurler. La montée est impressionnante mais ce n'est rien tant qu'on n'a pas connu la descente. À quelle hauteur étaient-ils montés?

L'explosion avait tordue l'auto et le choc de l'arrivée avait achevé la torsion.

Le tracteur était plus tordu encore. Il y avait quelqu'un dans la cabine et il essayait encore d'en sortir. Le tracteur était retombé sur le toit de la cabine qui ressemblait à un accordéon. C'est fait pour protéger le conducteur si le tracteur tombe de côté, sinon, comme ça arrive souvent, il se fait broyer. Mais ce n'est pas fait pour retomber de 100 pieds sur le toit. 100 pieds? 50? Difficile à dire. Mais ça a du monter haut. Et descendre sacrément vite. Si le passager n'était pas déjà mort, il a dû voir arriver le sol avec. Avec quoi? Difficile de décrire son sentiment. On lui demandera quand on le reverra.

Parfois, le véchicule était si tordu, l'explosion, le vol orbital, la chute, le rebondissement, certains avaient l'air d'avoir rebondi à juger par les trous vides qui faisaient une sorte de piste. Et le métal s'était recroquevillé autour et dans les corps des habitants et passagers. Ils faisaient maintenant parti de sa structure. Et si on voulait les défusionner, il faudrait utiliser une scie et un chalumeau.

Et il y avait les traces et les restes et les débris humains encore ici et là. Explosés, déchiquetés. Brûlés ou non.

Un champ de bataille.

Version miniature.

Mais en plus vrai que dans les films où on ne montre que des morts montrables. Dans le genre: une balle je suis mort, je pense à maman. Pas de bouts de chair partout. Et des morceaux d'os éparpillés. Pas de ça chez les morts et encore pire dans les vivants. Les vivants qui hurlent parce qu'ils leur manque ci ou ça. Que ça pend, sort, étire, glisse. Que c'est horrible et que ça fait peur.

Le taxi arrivait.

Il ne put s'empêcher de descendre de son auto une fois arrêté.

_ Ben! On m'avait dit mais je croyais pas.

Il se passait la main dans les cheveux sous sa casquette et puis sa casquette dans ses cheveux.

Finalement. Il appréciait le spectacle. Vraiment les gens qui étaient ici et qui ne ressemblaient à rien n'étaient pas aimé. Un peu plus, il aurait applaudi. Mais se moquer des morts porte malheur.

En remontant l'allée bien assis dans le taxi bien propre et sentant bon, monsieur Dickson vit la série d'autos et de camionnettes camouflées dans le boisé et la clairière qu'on ne pouvait pas voir la nuit dernière mais qui était là. Si on ne pouvait plus identifier le cadavres, plutôt les restes de tables pour doggy bag; avec les immatriculations ce serait plus simple.

Étant donné les débris humains, il était difficile aussi de les dénombrer aussi facilement qu'on aurait pu le faire alors qu'ils étaient entier. Les peser aurait permis de se faire une idée.

Compter les crânes ?

Ou les dents?

La quantité de véhicules permettait de s'en faire une idée. Ils n'étaient probablement pas  tous remplis, sinon on aurait eu affaire à une petite armée. Peser la viande et faire un calcul de moyenne. 150 livres par tête de bétail. Mais certains auraient pu peser 120 et d'autres 200.

Oui. Le plus simple serait de compter les crânes. Ceux qui sont encore entier. Il en avait vu un qui avait été pulvérisé lorsque la grosse roue du tracteur était tombé dessus. Elle était encore là. Dire qu'il y avait eu un cerveau là-dedans. Mais pour ce que son propriétaire en faisait, il pouvait tout aussi bien s'en passer.

Alors combien?

Au jugé?

Au jugé, il y avait pas mal de monde à la messe. Messe du Diable pour damnés en partance. Mais ils n'étaient pas au courant sinon ils seraient restés chez eux.

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20. 25 octobre 2012. État 2