HISTOIRES DE FANTÔMES

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HISTOIRES DE FANTÔMES.

Vers minuit, à la lueur de la chandelle, monsieur Henry Dickson, devant l'âtre où brûle des bûches d'érables et de vieux parchemins, se penche sur son écritoire. Tout est tranquille dans la grande maison, tout semble dormir et, soudain,
il y a ce bruit.

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28.6.12

139. L'ART MODERNE POUR TOUS AVEC UN FUSIL

Henry Dickson a des opinions mais ne sait qu'en faire.

Il visite une galerie d'art où un ami à lui est debout sur un cube en train de chanter avec des mouvements de robot. Sur le socle est écrit ce qu'on est supposé voir: une sculpture qui chante.

Et ensuite, on interprète ce qu'on est supposé en penser: L'artiste met en scène son propre corps, il est devenu un oeuvre d'art et, idéalement, objet de collection d'un musée, et de ce fait s'expose aussi ce qui lui simplifie la vie. Comme il aime les jeux de mots, il dit s'exposer aussi aux réactions du public. Qui allèrent de la stupéfaction à l'indifférence parce que la clientèle habituelle des galeries d'art moderne a tout vu ou s'attend à tout voir et est même légèrement déçue de ne pas être surprise. Et finira sa visite par une discussion sur la force ou la mollesse de la surprise ou la profondeur de sa déception au cas où ils n'auraient rien ressenti.

Par contre, s'il s'était exposé nu, comme il en avait eu l'idée, lors de la séance du Conseil Municipal de la ville ou devant le poste de police ou dans la cathédrale, les réactions d'un public moins habitué auraient pu être surprenantes.

C'était la phase 1 de l'exposition, la phase 2 était encore plus intéressante. Il demanda à un ami de lui tirer dessus avec une carabine.

Si elle n'avait pas été chargée, l'argumentaire aurait porté sur la symbolique du geste. La surprise du public aurait été plus ou moins intense car même si le public esthète et cultivé s'attend à tout voir, il y a tout de même un certain nombre de chose à laquelle il n'est pas encore prêt.

Tout ceci lui semblait intéressant mais n'allait pas assez loin, le symbole est une bonne chose mais il n'est qu'une image de la réalité tandis que la réalité a quelque chose de plus que sa réprésentation ou son interprétation et cette chose de plus est qu'elle est réelle.

Il demanda donc à son ami de lui tirer dessus avec une carabine chargée, ce que l'ami artiste qui comprenait aussi les nécessités de l'art fit.

Dans cette mise en scène, il fallait qu'il prenne des risques réels ce qui exigeait une implication totale des 2 artistes: l'un en tant qu'oeuvre en train de se faire, l'autre en tant qu'instrument de l'oeuvre en train de se faire, instrument certes, accessoire sûrement mais indispensable sans qui l'oeuvre ne pourrait se réaliser. Donc partie de l'oeuvre en train de se faire. Oeuvre lui-même.

Il avait pensé exposer son suicide. Mais il est difficile de se suicider à moitié quoique ceci arrive régulièrement car la plupart des gens sont des novices à leur première expérience de la chose, donc maladroit. D'autant plus qu'il n'existe pas de manuel d'instruction fiable comme on en trouve pour la cuisine. Ça peut vite tourner à la boucherie.

Comme ceux qui se jettent devant le métro. La plupart se ratent mais dans quel état. Et ce genre de suicide est si commun qu'on n'en parle plus de peur d'inciter des imitateurs. Ce qui ne sert à rien car les imitateurs semblent n'ont pas besoin d'exemple illustré ou commenté, ils savent que le métro est un bon endroit où se suicider. Le train. Le rail électrique. Ils ont tous vu des documentaires. Et chaque semaine un imitateur va au bout du quai et attend.

Et, effet secondaire, les gardes du métro deviennent si blasés qu'ils deviennent indifférents au sort de la malheureuse estropiée. Mais malheureusement pas assez blasés, car si les suicides sont réguliers, ils ne le sont pas suffisamment. Et certains gardes au lieu d'être indifférents ou neutres ou avec la sobre gravité des employés de salons funéraires, sont agacés par ces moribonds qui gâchent leur heure de lunch et il arrive qu'ils les insultent ou se moquent d'eux. Comme si les gens en morceaux entre les rails n'avaient pas assez de problèmes comme ça. Et comme si c'était pour leur remonter le moral.

Généralement, les suicides surviennent quand on n'est pas heureux. Rarement les gens heureux se suicide. C'est bizarre mais c'est comme ça.

Les gardes du métro doivent arrêter la circulation sur cette ligne, appeler les secours et les attendre, appeler la salle de contrôle pour qu'on coupe l'électricté sur cette ligne. Ceci au milieu des voyageurs qui attendent de partir, qui s'impatientent, se plaignent, les engueulent et à qui ils ne peuvent pas révéler la véritable raison de l'arrêt. Qu'on mettra sur le dos du mauvais entretien du réseau vieillissant, des machines se détériorant, l'incompétence bureaucratique et administrative, la politique municipale à courtre vue, le manque de formation du personnel, le budget. Ce qui fait qu'ils maudissent les suicidés en général et particulièrement ceux qui choisissent le métro. Il y a les ponts, on n'en manque pas.

Le problème de l'artiste est que si le suicide était exaltant du point de vue démonstration, il perdait toute sa saveur si on ne se suicidait pas. Et du point de vue artistique de l'artiste devant son oeuvre, il n'avait aucun intérêt s'il mourait vraiment. Comment concilier les 2 points de vue?

Car il ne voulait absolument pas mourir mais en faire une oeuvre. Dont le thème était la mort. Comme sujet de discussion. Démonstration. Performance. Happening. La mort en direct. Mais pas tout à fait.

Il attendait bien être invité à la TV pour répondre aux questions des animateurs scandalisés. Ou les journalistes ou les critique de la presse. Au, pire, à la radio. Et la principale qualité, qualité indispensable pour faire tout ça était d'être vivant.

Quoiqu'il fasse, vu que c'était lui qui le faisait, avait l'air miteux. Comment s'ouvrir les veines à moitié? Ou on le fait à peine et il coule un filet de sang ou on coupe vraiment pour la peine et il y en a partout mais vous ne pouvez tenir longtemps. Et si les véritables suicidaires arrivent à se couper vraiment, les suicidaires artistes comme lui avait de la misère à se couper un peu. Il n'était pas suffisamment maso pour aller bien loin. Le spectacle vu du public serait pitoyable. C'était encore pire s'il ingérait des pilules. Des questions se poseraient immédiatement dans la foule (il était rare qu'il y ait foule dans une galerie d'art moderne mais il y aurait quelques personnes) : est-ce que ce sont de vrais pilules? La démonstration dépendait trop de la crédulité des amateurs d'art. Avaler des lames de rasoirs ou des tubes fluorescents seraient mieux mais on l'a dit il ne voulait pas mourir. Et la pendaison lui semblait bien mais comment se pendre à moitié? Si on se jette du haut d'une chaise ou d'un escabeau, corde au cou, on peut à la fois s'étrangler, s'étouffer et se casser le cou. Si on se fait soulever corde au cou par un assistant, la corde étant passé dans une poulie, on risque gros encore. Une vertèbre cassée, une hernie discale. Et est-ce que tout le monde verrait bien qu'on est en train de le pendre?

En pensant davantage il aurait probablement trouvé une solution acceptable entre sa volonté légitime de survivre et le fait de se suicider artistiquement mais il changea d'idée pour le meurtre.

Un meurtre est plus dramatique qu'un suicide.

Un suicide réussi est dramatique mais pas un suicide raté ou, disons, incomplet, car le mot ratage donnait l'impression de quelque chose de médiocre, indéterminé, insuffisant, décevant, amateur alors que ce devait être un spectacle exaltant. D'autant plus que le spectateur déçu se posera la question: mais voulait-il vraiment mourir ou s'est-on moqué de moi? Le spectateur peut devenir exigent.

Mais toutes ces réticences tombent quand quelqu'un vous tire dessus. On ne se demande pas: voulait-il vraiment tirer? Voulait-il vraiment qu'on lui tire dessus. Même la question des balles vraies ou non cessent d'être posées quand le coup bruyant part, qu'un trou se fait dans le corps de la personne sur qui on tire, que du sang sort, que la personne tombe.

De ce point de vue, artistiquement et dramatiquement, l'assassinat pourrait faire parti des beaux arts. Et même sa volonté de ne pas tout à fait mourir ne nuirait pas à la crédibilité de son action puisqu'il n'était pas tout à fait sûr de ne pas mourir car sa vie dépendait de l'habileté de son assistant. Et de la chance.

Chance pour lui de ne pas mourir. Chance pour son associé du moment de tirer où il ne faut pas car il ne devait pas atteindre les parties vitales du corps qu'il connaissait mal. Et comme il n'était pas un expert dans le tir et ne chassait jamais, sa main pouvait trembler. On résumera l'affaire aux spectateurs présents qui comprendront la force et la gravité de l'enjeu. Oui, ce sera un bel événement artistique.

De cette façon, il contraint le spectateur à s'impliquer. Comment demeurer indifférent face à un homme qui se fait tirer dessus? Comme esthète, admirateur de l'art moderne actuelle en train de se réinventer continuellement, d'une façon peut-être excessive mais stimulante pour l'imagination.

D'autres spectateurs s'impliquèrent en tant que témoins pour la police et les ambulanciers ou en tant que personne appelant la police et les premiers secours. Et d'autres lui rendirent visite à l'hôpital. Comme humain participant à son drame ou comme esthète pour voir comme la seconde partie de l'exposition appelée «artiste à l'hôpital» se passait.

Car même si l'ami avec la carabine .22 (heureusement!) essaya de ne pas viser de centres vitaux, sa méconnaissance de l'anatomie (qui n'est plus enseignée dans ce qui reste des académies) fit qu'il faillit le tuer.

Avant, on montra la carabine à l'assistance et on la fit passer de main en main. Une personne fut déçue que ce ne fut pas un plus gros calibre mais la plupart furent content. C'était une arme à un coup. D'un poids raisonnable. Bois et métal. Il montra la balle, une .22 long rifle qu'il inséra. Un seul coup devait être tiré et l'artiste touché tomba à terre immédiatement.

L'expérience totale fut douloureuse pour la principale victime qui avait tout de même organisé cette exposition artistique à ses risques. Une balle est une balle et en traversant un corps humain fait un trou. Il en résulte du sang, des blessures internes qui mettront un certain temps à cicatriser et un léger inconfort pour ne pas dire plus. À l'hôpital, il signa des autographes et on dut limiter le nombre de visiteurs et diminuer les périodes de visites. Les journaux parlèrent de l'affaire. Les plus nombreux, destinés aux incultes pour se scandaliser. Les journaux destinés aux gens instruits s'interrogèrent sur le geste posé. Était-ce de l'art? Y avait-il un élément philosophique: protestait-il contre la violence, la guerre, la chasse?

Comme tous les artistes contemporains il avait parlé du présent et instauré un dialogue fructueux avec le public. Comme il n'existait pas d'oeuvre matérielle de son installation meurtrière/policière/médicale/mécanique comme dans les époques passées et révolues où les artistes se voyaient comme des artisans et réalisaient des «tableaux» et des «oeuvres d'art» et que sitôt l'événement terminé, il n'en restait plus rien sauf dans les mémoires mais qu'il fallait bien vivre si peu que ce soi de son art, on mit en vente les photos prises par le propriétaire de la galerie d'art de ce moment dramatique et grandiose.

Photos dédicacées par lui et l'artiste associé à son oeuvre. Et une goutte de sang par photo. Pieusement recueillie sur les lieux du drame artistique. Comme c'était un petit calibre réservé au tir à la cible et à la chasse au petit gibier et que la balle n'avait pas traversé entièrement le corps pour ressortir de l'autre côté, il y avait peu de sang. Ce qui fut décevant pour certains. Sang que l'on recueilli sur la chemise et la peau avec des q-tips dont on se servit pour imprimer les photos.

Et une balle de .22 long rifle.

Les photos en nombre limité, 10 photos en tirage de 100 (pour rimer avec sang) (on n'avait pas pu utiliser plus de 1000 q-tips - sans doute lors de l'opération d'extraction de la balle, il y aurait davantage de sang répandu mais le public même artiste n'était pas admis dans la salle d'opération, forme de censure artistique intolérable).

Photos numérotées, datées et signées sur papier photographique et non laser ou jets d'encre, précisions importantes, se vendirent en un instant. Vendues individuellement ou en album. Le numéro 1 et le numéro 100 qu'affectionnent certains collectionneurs furent vendu à l'encan. Le numéro 1 de la photo 1 qui contenait la douille vide de la balle qui l'avait atteint et la balle extraite de son thorax déclencha des transes.

La seconde artiste de l'exposition qui devait dévoiler son intimité fut un peu éclipsée par l'exposition exceptionnelle de son collègue artiste. Comme elle était dans une autre salle, elle ne comprit pas tout de suite ce qu'il avait l'intention de faire et lorsqu'elle commença à comprendre ne savait pas encore jusqu'où il était prêt à aller.

Elle eut le temps de se dire: le salaud! Il va me voler mon show!

Elle continuait à se déshabiller en récitant un poème tout en dansant maladroitement (elle combattait alors un autre préjugé exigeant que les femmes dansent avec grâce ou sensuellement) devant quelques spectatrices qui admiraient sa volonté de se dépasser. De s'élever au-dessus de la morale sociale. Et de donner une image véritable de la femme autre que celle idéalisée et fantasmée des messages publicitaires car la femme moyenne n'est pas aussi jolie que sur cette image commercialisée et retouchée avec Photo-Shop et elle a généralement mauvaise humeur. Ce qui fait qu'on n'a pas tellement envie de la rencontrer et qu'on préfère l'image peut-être illusoire d'une créature imaginaire à la réalité si décevante parfois.

Comme elle n'était plus très jeune et n'avait jamais été jolie, on manquait de spectateur mâle. Ce qu'elle prit comme une autre manifestation du sexisme ambiant et du machisme habituel. Et même si elle avait été jeune et belle, elle n'aurait pas davantage compris qu'il était difficile pour le spectateur mâle moyen de résister à l'appel du spectacle d'un homme qui se fait tirer dessus en direct. Même des hommes plus intelligents que la moyenne comme l'était la clientèle de ce commerce artistique et culturel.

C'est lorsqu'elle entendit le coup de feu suivi des cris d'une partie du public et des applaudissements admiratifs de l'autre puis les sirènes des ambulances et de policiers qu'elle commença à comprendre. L'autre lui avait vraiment volé son show. Elle avait perdu les dernières spectatrices qui ne pouvaient vraiment plus se retenir d'aller ressentir des émotions inoubliables là-bas. Elle n'avait plus maintenant qu'à se rhabiller dans tous les sens de l'expression.

Peut-être que l'on jugeait son offre culturelle inadéquate, alors elle allait elle-aussi innover. Elle décida d'aller plus loin tout en restant féminine et c'est en récitant un poème, un haïku (généralement écrit), et en dansant toujours aussi mal qu'elle prit la résolution de se mutiler en expliquant son geste à l'auditoire qui lui était revenu depuis que l'ambulance était parti et qu'il n'y avait vraiment plus rien à voir dans la salle d'à côté.

Elle décida donc fortement en expliquant ce qui allait se passer et comment son geste serait utile politiquement. Un manifeste dénonçant le peu de place fait aux femmes dans l'histoire de l'art et les collections des musées. Et autant pour se convaincre de sa résolution et ne plus se laisser de porte de sortie, sauf le ridicule. De se faire quelques blessure mineures avec un couteau. D'où quelques estafilades au bras avec un couteau de boucherie Henckels.

Mais encore une fois, elle se trouvait dépassée par l'audace de l'autre. Et en eut quelques jalousies. Tout en se coupant et en tressaillant de douleur - son corps devait interpeller le public au sujet de la condition de la femme et critiquer (encore) l'image idéale de la femme telle que véhiculée par les médias. Et pour cela elle se met à hurler ce que les esthètes hommes détestent, habitués qu'ils sont à ce genre de chose qui devient une fatalité dans le couple. Ou le célèbre: je suis si triste, si malheureuse! qui leur fait dire que cette salope est en train de leur pourrir la vie.

Et entre 2 hurlements et 2 lamentatations, elle poursuivit sa vie de femme une journée de plus ce qui n'était peut-être pas nécessaire.

Ainsi la vie rencontre l'art et la limite entre l'art et la vie s'estompe de même que celle entre l'objet et le corps. En tant qu'artiste, elle fait de son quotidien une oeuvre et de ce fait rejoint l'universel. Du moins c'est ce qui est écrit sur le dépliant.

Et elle perdit connaissance ce qui lui valut des applaudissements.

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28 juin. 5 juillet 2012. État 2