HISTOIRES DE FANTÔMES

__________________________________________________________________________________________________

HISTOIRES DE FANTÔMES.

Vers minuit, à la lueur de la chandelle, monsieur Henry Dickson, devant l'âtre où brûle des bûches d'érables et de vieux parchemins, se penche sur son écritoire. Tout est tranquille dans la grande maison, tout semble dormir et, soudain,
il y a ce bruit.

___________________________________________________________________________________________________

22.6.12

118. SOEUR NUMÉRO 23 AIME SON PROCHAIN SELON LE PRINCIPE QUE QUI AIME BIEN CHÂTIE BIEN SURTOUT SI LE PROCHAIN EST UNE PETITE FILLE

Henry Dickson

Dormait la nuit du 20 juin 2012.

Et il faisait chaud cette journée du 20 juin 1925.
Samedi.
Apparition de soeur numéro 23.
Du haut de son podium sur lequel était juché son bureau, elle observait de son nid d'aigle la classe de 40 minuscules fillettes.
Soeur numéro 23 portait son costume réglementaire. Beaucoup de tissus raides, empesés et bruyants qui recouvraient tout le corps de la tête aux pieds. Avec d'autres tissus et étoffes à l'intérieur. Comme si on en aurait manqué. Comme pour bien la rembourrer et qu'on ne devine jamais que ça avait été une femme.

Soeur numéro 23 était une montagne de tissus dominée par un visage blanc ou rouge et des côtés sortaient des extrémités et des protubérances et des tentacules terminées par des mains dont l'une était perpétuellement prolongée d'une baguette.

Accessoire éducatif indispensable qui lui permettait de préciser un détail, d'attirer l'attention sur un mot ou une image ou de punir les esprits faibles, malins et inattentifs.

Et elle s'était faite une spécialité de punir la vanité et l'orgueil intellectuel de ces petites prétentieuses qui pensent tous savoir sur tout et qui levaient imprudemment la main lorsqu'elle posait une question piège.

Récompenser et punir.

Récompenser d'un petit ange collé sur la page du cahier.  Punir lors d'une défaillance intellectuelle, morale et physique.

Et punir était beaucoup plus fructueux.

Car la douleur ancrait plus durablement l'enseignement. Il pouvait devenir inoubliable. Comme elle savait punir.

Ce qui pouvait être fait très rapidement, passant d'une action à une autre: attirant l'attention des inattentifs et punissant ceux-ci l'instant d'après. La longue baguette de bois punissait admirablement bien. Elle s'en servait comme d'un archet avec lequel elle jouait une mélodie éducative sur le corps de ses instruments. Orchestre de 40 petits corps souffrants et sonores.

Un petit coup pointé vers le tableau, toc! un coup large et sabré sur le bureau. Vlam! Très bruyant de façon à attirer l'attention des distraits. Et réveiller les mortes. Boum! Coup abattu de haut en bas sur le bureau d'une endormie. Schlak! Ou sur le corps de celle-ci. Tcchikkkk! Comme on se sert d'une épée. L'escrime contre les petites filles était sa spécialité.

Le corps des fillettes n'étant pas naturellement sonore, s'il y avait des sons ce qui n'était pas conseillé, ils émanaient de la bouche qui ne devait s'ouvrir que sur demande. Pourtant, elle réussissait à produire des sons comme lorsqu'on frappe la peau d'un tambour. Les tissus recouvrant la jeune fille, sa peau, ses muscles et ses os. Tout ceci devenait sonore.  Et elle en jouait comme d'une mélodie.

Chef d'orchestre de sa classe, du matin au soir. Elle composait des symphonies tristes, mélancoliques ou wagnériennes à volonté. La seule réaction possible des fillettes étant la production de sons divers. Atténués car elle ne devait pas être trop démonstrative, défaut de leur sexe, sinon un second coup suivrait. Et, peut-être, poursuivi d'une pluie ou d'une grêle de coups.

Souffrir en silence. Enseignement si utile à la future femme.

Oui, soeur numéro 23 savait punir.

Le voile noir démontrait qu'elle avait quitté le monde et s'était donnée comme épouse à Dieu.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, elle avait aussi des pieds que laissaient voir parfois les mouvements de la soutane, eux-mêmes recouverts de petits souliers noirs à la semelle bruyante. Elle et les autres fantômes de tissus se déplaçaient à l'aide de petits bruits secs sur le parquet de bois sec, vernis et ciré. Certaines plus élevées en sainteté survolait doucement le plancher de bois ou de dalles de pierre.

On aurait pensé que sa masse et son poids l'aurait immobilisé et ralenti ses mouvements. Au contraire, elle pouvait se projeter dans la classe sur un moment d'inspiration afin de punir une pécheresse. Avec une vitesse et une accélération surprenante étant donné son gabarit. Cette expérience de physique miraculeuse allant au delà des lois de la matière régissant les corps en mouvement dans l'atmosphère terrestres surprenait toujours les élèves. D'autant plus qu'elle pouvait le faire sans bruit et se trouver derrrière l'élève bavarde à l'autre extrémité de la classe avant même que son sixième sens ne la mette en alerte.

Elle pouvait aussi se déplacer à la même confondante accélération mais cette fois au lieu de le faire silencieusement, le faisant en hurlant, toutes voiles dehors, les bras en l'air, invoquant le châtiment divin. Comme elle semblait avoir compris qu'il ne venait pas immédiatement ou prenant du  temps à se décider, étant donné son âge et la surexploitation dont on en avait fait ce qui l'avait fait dilapider beaucoup de son énergie, elle y suppléait. Et châtiait divinement aussi bien que Dieu dans ses plus belles années quand il condamnait l'humanité à la noyade ou faisit brûler vif les sodomites de Ghomorres. Et comme un grand aigle s'abattait furieueusement sur sa proie à la façon d'un grand aigle (on vient de le dire) sur une souris tétanisés de peur.

Oui, soeur numéro 23 pouvait punir avec expertise et finesse.

Grand crucifix sur la poitrine, bois d'ébène avec un Christ souffrant en argent.

Grand coeur rouge de satin surmonté d'une croix cousu sur le tissu noir de la soutane directement sur son propre coeur de chair. Coeur souffrant. Comme pour indiquer qu'elle aussi avait un organe de ce genre. Ou signe de remplacement de l'organe égaré.
Cordelière de laine bleue pâle ciel, symbole de pureté, servant de ceinture. À laquelle était suspendu côté droit, un grand chapelet, en cercle, comme un lasso ou un fouet à la Indiana Jones ou Ilsa la Louve de SS, retenu par 2 agrafes. Afin de lui rappeler les 2 vertus de continence et de chasteté.

Avec 3 noeuds symbolisant les 3 voeux religieux: pauvreté, chasteté, obéissance. 

Épouse de Dieu.

Une alliance reçue lors des voeux perpétuels avait définitivement scellé la consécration définitive de sa vie à Dieu. Donc, on ne sortait de cet état que par la mort. Et on s'y habituait en agonisant un peu tous les jours.

Tout ceci aurait dû rendre soeur numéro 23 heureuse, épanouie, souriante, charitable.

Non.

Car soeur numéro 23 était humide et mouillée.
Soeur numéro 23 étaient toute mouillée sous ses épaisses tentures grises.

Car cette journée là serait la plus chaude de l'année.
Elle ruisselait de partout et puait mais personne n'aurait osé lui dire. Sa peau la grattait. Les tissus rudes la pinçaient. Ses cheveux sales et gras grattaient aussi. Elle aurait pu avoir des puces ou des poux que ça aurait gratté autant. Et ça lui grattait aussi plus bas.
Les longues lanières de coton dont elle entourait ses seins pour en dissimuler la présence la serrait. L'étouffaient. Comprimaient les côtes de sa cage thoracique. Comme ils enserraient aussi soigneusement ses poumons et son coeur, elle en avait le visage rouge. Allant du jus de fraise ou de framboise à la betterave.

Et les foulards, cornettes, bandeaux repassés et empesés qui recouvraient sa tête et enserraient et comprimaient son visage et ses joues molles et son menton gras comme dans un étau faisaient rejaillir bajoues et ses yeux globuleux qui avaient déjà tendance à exorbiter. Soudainement sous le coup de la divine colère et de la sainte fureur, ils rejaillissaient hors des orbites. Lorsqu'elle était furieuse, chacun redevenait indépendant et se mouvait isolément comme devenu fou. Comme s'ils étaient des scarabées dodus sortant de leur cachette. De gros yeux jaunes couverts de veines. Les pieuvres ont parait-il des yeux de ce genre.

Et sa bouche lippue devenait encore plus gonflée, informe et violacée. Tordue par la cruauté et la méchanceté. Et le plaisir intense de faire souffrir. Et ses crocs jaunes mordaient chaque mot et la moindre particule d'air.

Après avoir frappé jusqu'à en perdre contenance et respiration, elle se tournait vers le grand crucifix au dessus du tableau pour le remercier de la force qu'il lui avait donné. Elle avait encore une fois affronté le démon de l'ignorance et de l'insubordination et en avait triomphé.

La fillette un instant possédé par Satan s'était écroulé sur son bureau et pleurait doucement. Des pleurs trop sonores auraient tendance à l'irriter et lui vaudrait une seconde raclée. Mais ne pas pleurer, ne rien ressentir, rester insensible était un signe évident de malignité, d'influence satanique. Car le Diable protégeait ses créatures ce que Dieu oubliait souvent de faire.
Et, sous sa soutane, la corde de jute tressée et piquante avec des noeuds réguliers qui enserrait sa chair et s'imprimait profondément en elle lui rappelait les mortifications nécessaires au Salut. Corde et amarre retenant le navire de son corps rivé au quai, corde qu'elle gardait toute la nuit afin de ne pas laisser ses rêves la dominer. Et si ce cilice ne faisait pas suffisamment mal et qu'elle avait encore envie de se gratter. Donc il fallait serrer plus fort encore le garrot. L'entrer dans la chair et la graisse afin qu'il s'imprime durablement. Se cicatrise dans l'épiderme profond. S'encroûte dans le sang. Symbole d'obéissance au commandement. Renoncement au désir du monde.

Sans cesse, apprenez à crucifier et à mortifier votre coeur.
C'était une grave et dangereuse erreur doctrinale de croire que la mortification intérieure, mentale ou spirituelle suffisait. Il fallait que la morsure soit prise à la chair, qu'elle déchire.
Et lorsque la douleur inerte et interne ne suffisait pas, elle allait se recueillir dans sa cellule, se dévêtait jusqu'à la taille et se donnait la discipline. Instrument et qualificatif, sorte de fouet à multiple lanières de cuir dont elle se labourait le dos.

Jusqu'à ce que son corps se repente enfin, qu'elle arrive finalement à le dominer. À le rabattre, l'abaisser, le soumettre, l'humilier. Et son corps rétif et étranger épuisé s'effondrait par terre. Et les bras couverts du sang qui avait jailli du dos aux chairs ouvertes sur les lanières, à genoux, elle invoquait et implorait le Sauveur. Et la joie sortait de sa poitrine comme une oraison.
Elle savait comment la souffrance peut être éducatrice, éducative, formatrice, proche de l'idéal et de la sainteté. Le meilleur moyen d'atteindre l'esprit et le coeur. Quand les mots étaient insuffisants.

De sa baguette, elle montrait une image sainte de Jésus. On le voyait les yeux triste, aux longs cils soyeux, d'où coulaient des larmes saintes, avec sa couronne d'épine tressées artistiquement dont les longues pointes acérées pénétraient et déchiraient son front divin et blanc. Des gouttes de sang perlait de chaque incision. Il montrait ses mains et les plaies de ses mains par où avaient été fichés les clous. Et alors que de sa main gauche, il montrait un des grands et terribles clous forgés qui avaient rivés son pauvre corps sur la sinistre et adorable croix. Et de l'index de sa main droite il désignait son coeur posé sur sa tunique. Comme un coeur de mouton tranché net de toute veine. Au sommet une flamme ardente comme si ce coeur saint était une lampe. Et au milieu du cercle de flamme une croix. Et le corps du coeur était entouré d'une couronne d'épines plus petite que celle qu'il avait sur son front. Mais aussi insistante et douloureuse. Chaque petite épine s'incrustant dans la chair de son coeur et faisait couler une larme de sang qui ruisselait doucement le long du saint organe. Le coeur était aussi percé d'une large plaie par où la pointe de fer de la lance du soldat romain l'avait transpercé.

Et pointant de sa baguette chaque plaie majestueuse et chaque sainte et adorable blessure, désignant la moindre gouttelette de sang, comptant les gouttes de sang et ses larmes. Le nombre était important, avait une signification secrète et serait sujet d'examen.

Avertissant ses jeunes rebelles que ces terribles et divines souffrances étaient causées par elles. Leur péché blessait Jésus. Une parole imprudente, une pensée inappropriée, un rêve étourdit, un acte inqualifiable, un crime impardonnable dont il était sans cesse la victime expiatrice.

Car une fillette aussi infime qu'elle paraissait pouvait faire souffrir Dieu ou son Fils. Et de ce fait méritait la damnation éternelle.

Le péché d'une fillette enfonçait un nouveau clou, donnait un autre coup de marteau sur le clou qui s'enfonçait dans ses mains et ses pieds, poussait sur la lance qui pénétrait dans le coeur, tapait à grand coups de maillet de bois sur les piquants et les épines de la grande couronne qu'il avait au front et de la petite qu'il avait sur son coeur.

Elle était responsable de ce pitoyable massacre. Non seulement, elle devait avoir honte de sa conduite, mais s'il y avait une justice, elle aurait du périr sur place ou se précipiter du haut de la falaise dans l'océan avec une meule de moulin  en pierre au cou.

Et si elle n'était pas punie immédiatement c'est qu'il y avait un enseignement et une leçon dont elle servirait d'exemple. Et un jour,  on la frapperait dans tout ce qu'elle aimait et prenait pour acquis. Comme elle regretterait alors d'avoir été si cruelle dans son enfance. On ne fait pas souffrir en vain un Dieu.
Et de son temple de tissus, elle lançait de sages conseils et des malédictions.
Et encore plus cet après-midi là, à cause de la chaleur suffocante.
Probablement qu'il y avait assez de tissus sur elle pour construire une tente ou un abri d'auto ou une voile de cap-hornier. Ou abriter un village d'orphelins Haïtiens.

Des tissus qu'on aurait dit doté de vie et de parole. Des tissus mobiles et furieux .Du haut du soulier jusqu'à la tête. De façon à ce qu'aucun bout de peau ne soit révélé.

Commencement du début de la corruption des moeurs.

Elle aurait ressemblé davantage à un touareg s'il y avait eu un chameau. Et même sans chameau.
Mais les chameaux étaient interdits dans sa classe comme tout ce qui  pouvait détourner l'attention des élèves de son enseignement et son enseignement donné dans le ton de Moïse transportant les Tables de la Lois et découvrant à son retour des montagnes du Sinaï son peuple en train de se corrompre, forniquer en dansant nus autour du veau d'or. Activités que n'avaient aucunement l'intention de faire les fillettes de 6 ans qui constituaient sa classe. Mais elles auraient pu le faire si on les avait laissé faire. Car selon elle, elles avaient le Diable accroché au coeur. Inconsciente de tout le Mal qu'elles contenaient et qu'elles faisaient.

Son enseignement consistait en l'histoire de sa congrégation et celle de l'Église puis l'Histoire Sainte sortis de morceaux choisis de l'Ancien Testament, presque aussi intéressantes.

De ce point de vue, sa classe avait quelque chose du désert. Sans chameau. Mais avec une chamelière.

Désert intellectuel. Avec un petit peuple de fillettes terrorisées et attentives. Mais ce calme studieux de ses otages, elle n'en était pas satisfaite. Ce qu'elle prenait pour de la duplicité et de la dissimulation tant le peuple femelle dès le plus jeune âge est porté par l'abjection.
Et ce jour-là, elle était de mauvaise humeur.

Son inconfort perpétuel, elle l'offrait au Seigneur qui avait été encore plus inconfortable. Et les bras en croix, il ne pouvait pas se gratter. Elle le comprenait, ils partageaient ceci en commun, il aurait été inconvenant pour elle de laisser voir quelques symptômes d'humanité ou le défaut principal de la sainteté, le fait d'avoir un corps. Qui pique, lance, gratte. Le Christ au moins avaient les bras cloués ce qui l'aidait à adopter une attitude digne passée à l'Histoire.

C'était le seul homme (à demi) nu que l'on avait jamais vu ici (on ne les supportait pas même habillés) et pour décourager toute tentative d'imitation, on l'avait représenté crucifié à une croix de bois. Une croix au dessus de chaque tableau vert de chaque classe. De chaque porte des corridors. Ce qui mettait quelques soeurs plus jeunes en pâmoison. Avec de fortes et irrésistibles envies de se gratter. Car pour un crucifié, il était diablement en forme. Prêt à être crucifié autant de fois que l'on voulait. Un crucifié de compétition dans les jeux olympiques de la crucifixion.

Elles s'imaginaient comme Marie Madelaine, accroupie ou agenouillées près de son corps, le couvrant et le baignant de leurs larmes chaudes, le soulevant, le nettoyant après sa mort. Le caressant longuement. Essuyant son corps pour assécher la transpiration, le lavant pour faire disparaître le sang, le couvrant d'huile parfumée et de lotion odorante. Le recouvrant tendrement de son linceul, suaire ou drap mortuaire. Tout en pleurant abondamment. Des chaleurs leur prenaient en pensant à toutes les belles et tendres choses qu'elles lui feraient.
Les plus vieilles étaient devenues folles depuis longtemps et leurs tourments s'étaient transformé en haine pour toute forme de beauté ou toute forme corporelle, pire, si elles étaient jeunes, pire, si elles appartenaient à des fillettes.

La jalousie de n'être plus jeune. La jalousie sans cesse renouvelée car si elles vieillissaient et s'enlaidissaient d'années en années, elles se trouvaient toujours devant une nouvelle classes d'enfants filles toujours aussi jolies. D'éternelles fillettes admirables de beauté et de perfection. Comme si Dieu était injuste.

L'envie devant ces petits êtres à la peau lisse et parfaite. La frustration devant ces jeunes filles aux formes nouvelles.

L'envie de meurtre et de massacre leur prenait.

Et, parfois, elle y succombait. Quand on la comprenait mal ou faisait semblant de ne rien comprendre.
Le fait qu'il y ait une si grande différence de taille et de poids et de force auraient dû les mortifier suite à ces égarements mais non.

Le fait de ne pas pouvoir se défendre étant une offense de plus à leur endroit.
Elles voyait sur quelques visages comme un air de reproche. Comme si c'étaient elles les victimes alors que c'était elle qui était obligé de remplir ces cruches vides.

De faire pénétrer de force l'enseignement nécessaire.

Ces fillettes craintives et attentives, indéfiniment patientes, dociles, presque transparentes, elle les détestait.
Quoique les adolescentes souffrant de puberté légère ou excessive des classes des grandes étaient considérées comme les idoles et les putains de Satan. Et on les haïssait encore davantage.

Les protubérances excessives et indécentes et les débordements inconvenants que la nature imposait à leurs corps ainsi qu'à la vue de tous mettaient les soeurs en transe. Il fallait cacher tout cela. Mais cela débordait. Satan gagnerait-il?

Il fallait encore tout recouvrir de tissus. Et punir toute tentative évidamment volontaire de se dénuder en public. Car les petites salopes n'attendaient que la première occasion pour ce faire.

Et ceci commencerait par l'exhibition d'une cheville, pire, d'un mollet dont on n'osait même pas utiliser le mot. Tout organe du corps et toute partie de ce même corps étant désigné par le mot ça. Ou pointé du doigt. Ou d'une ferme baguette. Ustensile éducatif et indispensable servant à maints usages.
La feinte ignorance des fillettes - on ne les informait pas, elles restaient donc dans un état de latence proche de la demeurée- les mettaient en furie. Toutes de petites menteuses, curieuses, insinuantes, chapardeuses et bavasseuses.

On se méfiait de la curiosité malsaine et diabolique qui pouvait les prendre à tout moment.

Et ce n'était rien d'être fillette, bientôt, elle serait des jeunes filles, des demoiselles. Un jour des femmes. Peut-être des mères. Ce qui indiquait qu'elle se serait soumise au contact d'un homme. Ceci accompli, impossible de revenir en arrière, elles étaient tombées, elles avaient failli, même si leur défaite était nécessaire à la propagation de l'espèce. Mais, désormais leur présence seule pouvant perturber les pensionnaires. Les amener à se poser des questions, à se distribuer leur ignorance ce qui ne pouvait qu'amener des propos malsains. Des réponses inadéquates à ce qu'on ne devait jamais mentionner. Aussi aucune femme mère ne restait à leur emploi.
Même le dictionnaire était leur ennemi tant il renfermait de mots malsains. De mots sales.

Même les livres de géographie représentaient une menace. Une île ne s'appelait-elle pas Ile de Sein? Que pouvait-il arriver de pire si même les livres les plus éducatifs offensaient la morale?

Et certaines cherchaient et trouvaient dans le plus saint des livres, des propos inavouables. Que s'était-il passé entre Moïse et ses filles?

Il fallait éviter le scandale des mots provocateurs. Aucun n'était innocent. Beaucoup représentaient un complot, une menace.

La tentation était omniprésente.

On devait donc pour leur bien, remplacer les mots par des silences.

Il fallait aussi leur dire et leur répéter sans cesse que constamment elles étaient observées, surveillées, épiées. Par les autres élèves qui avaient reçu consigne de rapporter tout acte ou propos inconvenant. Mais plus sournoisement par leur ange gardien. Et par Saint Pierre.

Jamais elles n'étaient seules.

Jamais elles ne seraient seules.

Même leur pensée la plus secrète était devinée, notée.

Et ce qu'elle ferait en pensant ne pas être vu serait noté.

L'ange protecteur était posé délicatement sur l'épaule droite. Et le mauvais ange juché sur l'épaule gauche. L'ange proposait de bonnes actions et défendait la fillette contre le mauvais ange qui suggérait sans cesse des actions criminelles. Les 2 seraient là jusqu'à la mort de son corps qui libérera enfin l'âme prisonnière de cette prison de chair avec des barreaux d'os.

Alors Saint Pierre accueillerait son âme pécheresse et compterait devant elle ses manquements et faiblesses. Et lui rappellerait cruellement ce qu'elle s'était efforcé d'oublier. Et Saint-Pierre tenait le compte de toutes les mauvaises pensées, mauvaises actions. Omissions.

Il voyait tout, on ne pouvait se cacher de lui. Il savait tout et le notait. Et lors de votre jugement, à votre mort. Et lors du Jugement Dernier, lorsque la Fin sera venue et que les morts se lèveront de leurs tombes, et que les âmes retrouveraient leurs corps, afin de jouir des beautés célestes et ressentir durablement le tortures éternelle de l'Enfer, car malgré toutes les horreurs et abominations qu'elles subiraient, jamais elles n'en pourraient mourir.

Oui, tout sera compté. Divulgué.

Et d'un bras puissants, il chassera les pécheresses vers les gouffres qui s'ouvriront dans la terre menant aux enfers.

Et la femme de par sa constitution et sa faiblesse innée était à tout moment en danger de perdre son âme. Et la perte de cette âme pouvait survenir lorsque la femme était encore à l'état de chenille, avant son développement fatal en papillon.

La surveillance ne suffisait pas. Prévenir les péchés ne suffisait pas. Car il y avait tous ces péchés que l'on avait malgré tout commis parce qu'on était sournois. Incapables de résister à la tentation. Ces péchés secrets et intimes, on les avait commis à l'abri du regard scrutateur d'une soeur, dans un lieu secret, parce qu'on ne pensait qu'au mal.

Il fallait donc punir. On ne savait pas combien, de quelle sorte, de quelle gravité, à quelle profondeur allait le mal, aussi seule la punition régulière, sans faire de détail permettait de les englober tous préventivement.
Il fallait expier.

Prier pour le malheur d'être née femelle. Source perpétuelle de tentations. Par tous les sens. Tentation des yeux, de l'odorat, de la bouche, des oreilles, de l'esprit, des mains.

Si ton oeil te choque, arrache-le conseillait la Bible mais il aurait fallu cisailler chaque organe traître et complice.
L'abjection d'être femme. Sans cesse objet de tentation. Source de détresse et de malheur.
Les méditations sur la mort et la souffrance et la putréfaction des corps corrompus par la mort et le péché faisaient parti des méthodes éducatives permettant de lutter contre le Mal.
Avec quelques pauses pour détendre l'esprit où on passait en revue le martyre du jour avec description de son supplice.
Il y en avait dans le martyrologue, un pour tous les jours de l'année, y compris les bissextiles. Ce qui était fort pratique.
Les journées étaient longues et interminables. De longues heures à rester attentive ou à faire semblant car elle détestait les élèves qui n'étaient pas présentes intellectuellement, les yeux rivés sur son bureau. Avec la terreur qui convenait. Bien sûr, l'intelligence n'avait pas affaire avec son enseignement. Ni la sienne ni celle de ses élèves.
Avec sa longue baguette de bois, elle expliquait une date en tapant dessus. Méthode mnémotechnique permettant de faire entrer plus facilement la matière dans l'esprit faible des fillettes. De petits coups secs et réguliers, et parfois un grand coup, comme s'il fallait assommer cette date.
La baguette était aussi utile pour frapper les élèves.

Ceux des premières rangées qu'elle pouvait atteindre sans trop s'étirer le bras ou ceux des autres rangées vers lesquelles elle courait en soulevant la baguette pour l'abattre sur la tête de la malheureuse orpheline qui avait péché.

Les péchés étaient innombrables, tous punis aussi sévèrement quelque soit leur gravité.

Et la baguette n'était rien comparée aux souffrances de l'Enfer qui les attendaient toutes si elles ne se repentaient pas.

Chaque soeur avait ses méthodes et lorsque soeur numéro 22, appelait une fillette au tableau, lui demandait de prendre la craie et la brosse et d'écrire les réponses à ses questions. Lorsque la malheureuse n'y arrivait pas, elle essayait de faire entrer manuellement cette connaissance à travers son crâne. Si les yeux et les oreilles n'avaient pas suffi, il fallait insister physiquement. Et avec son index, son doigt rigide et pointu, elle frappait la tête de l'élève inattentive. En commençant par un côté de la tête puis l'autre, déplaçant celle-ci sur son cou.

_ Mais qu'aviez-vous donc en tête?

Et elle clouait cette tête avec son doigt.
Tandis que soeur numéro 20 utilisait ses poings fermés comme des marteaux pour taper sur la tête épaisse des indociles. Comme si à force de frapper, leur enseignement entrerait dans les os du crâne.

Parmi les enseignements, il y avait les complots des francs-maçons, des musulmans, des protestants et des Juifs. Tous unis sous l'ordre de Satan, avec la permission de Dieu, dans la seule idée de les tenter et de les perdre.

Mais pourquoi Dieu laissait-il faire cet outrage?

Parce que seuls les forts seront admis au Ciel. Les faibles n'y auront pas de place et il vaut mieux séparer les uns et les autres immédiatement.

C'est pour cela que la tentation les tenaillait sans cesse. Aucun répit ni repos.
Une petite tête bouclée, signe d'orgueil et de coiffeuse devait être remise en ordre. Les fillettes futures femmes devaient être prévenues dès l'enfance de s'interdire tout signe de féminité ou de vanité qui conduisent inévitablement à l'Enfer.
Comme le cour était ennuyante, les fenêtres tentante mais douloureuse si on s'en apercevait - mais qui avait pu avoir l'idée d'installer des fenêtres dans une classe?

Source de distraction pour les élèves. Et de déperdition de ses saintes connaissances extraites en vain.

On avait donc installé de lourdes draperies noires qui rappelait un salon funéraire. On ne voyait donc rien même à midi. Ce qui obligeait à utiliser la lumière électrique, source de gaspillage.
Une unique ampoule suffisait.

Permettant aux élèves de voir et d'être vues et punies. Le reste de la salle était plongée dans la pénombre ou le crépuscule. Les sujets isolés des inspections de la soeur auraient pu en profiter pour dormir mais elle pouvait à tout moment questionner son auditoire et négliger les petites mains offertes, des orgueilleuses prétendant savoir, l'orgueil chez la femme la conduit inévitablement chez Satan, et la tentation de la connaissance n'est-elle pas la tentation utilisée par le serpent tentateur de la Bible? - pour choisir une des mains inertes sur les bureaux.

Les mains des fillettes sources de péchés et de tentation devaient être sans cesse visibles et déposées sur les bureaux afin qu'on puisse le frapper au besoin.

Comme dans leurs petits lits, elles devaient être laissées à la vue de la surveillante, hors des draps où elles pouvaient se livrer subrepticement et sournoisement à des activités coupables.

Les mains, posées aux extrémités du matelas, le plus loin possible du corps, source de péché. Comme l'est le corps de toute femme.
Source et puits intarissable de tentation.

La journée du 20 juin s'annonçait une journée difficile.

Déjà une dizaine de fillettes avaient été frappés et sanglotaient le plus silencieusement possible.

Et la soeur qui infestait sa carapace de tissus parlait du péché. Le nommant. Le désignant. Le déclinant. Le séparant par espèce et catégorie.

Et pour que la leçon porte, rien ne valait l'exemple et la démonstration. Ainsi, elle désigna de sa baguette une petite fille rousse (couleur infernale et néfaste des cheveux) lui commanda de se lever, de se ranger à côté de son bureau puis de s'avancer au devant de la classe. Et ensuite de se retourner afin que toutes la voient.

Penchez la tête, courber le front, baisser les yeux, ordonna la soeur. Cessez d'avoir cet air indocile et sournois. Nous vous avons découvert enfin. Vous aviez beau vous cacher, mentir effrontément, jouer l'innocence, nous savons maintenant qui vous êtes. Des gens nous avaient pourtant avertis et nous n'osions le croire. Vous ne répondez rien.

Elle essaya de répondre.

Taisez-vous malheureuse, dit la soeur, en vous défendant vous déshonorer votre uniforme et vous insultez notre vigilance.

Voilà la pire des pécheresses, dit la soeur. La désignant à la curiosité de toutes.

Si vous saviez. Oh! Si vous saviez! Mais moi je le sais. Car je l'air surprise. Elle ne pourra nier. Interroger là! Voyez son air farouche, sournois, confus. Coupable. Criminelle. Vicieuse.

Voleuse, menteuse, jamais il ne faut la croire. Dissimulatrice, frondeuse, impie. Moqueuse. Gloutonne. Accomplissant sournoisement toutes sortes d'ignominies que je ne peux décemment nommer et énumérer devant vous. Qui vous feraient dresser les cheveux sur la tête. Oh! Si vous saviez! Si vous connaissiez ce que nous avons découvert! Mon coeur en a été blessé à jamais. Oui, sachez-le, cette fillette est un monstre d'abjection. La puanteur et la pourriture du tombeau afflige son coeur. On ne le dirait pas à la regarder. Elle a l'air innoffensive. Mais c'est une feinte, une apparence, pour cacher ses crimes. Mais que faudra t-il faire de vous?

Elle invoqua le divin crucifié tout sanglant et en fut ébloui. Elle avait enfin trouvé la réponse. Inspiré par le Divin, elle leva le bras sacrificiel et la vengeance de la Terre et du Ciel retomba sur la fillette.

Elle frappa.

Un premier coup de baguette.

Un second.

Ce qui la mit dans une fureur sacrée. Une fièvre de domination et d'enseignement.

Et elle recommença à frapper.

La solide baguette de bois, robuste, infaillible et durable entaillait la chair et les tissus. Le sang giclait.

La petite fille infernale restait immobile comme si les coups ne pouvaient l'atteindre. Sans se plaindre. Mais signe rassurant que le Mal n'était pas définitivement entré en elle, elle pleurait doucement. Et à chaque coup manifestait une surprise non feinte. Quasiment un signe de douleur.

Le sacrifice continuait.

L'offrande au Seigneur de la jeune brebie.

Finalement, à force de coups, elle fut si gravement blessée qu'elle mourut sur place.

Et la soeur toujours aux prises avec la fureur divine continuait à marteler ses chairs autrefois tendres et blanches qui n'étaient plus que cisaillements et meurtrissures rouges et sanglantes. Le sang coulait abondamment de sa chevelure et de la peau défaite de sa tête.

La fillette mourut sans dire un mot.

Alerté par les cris de rage de la soeur qui se donnait du courage en hurlant pour frapper plus durement, abattre sa baguette enfin et enfin, comme si ça ne devait jamais s'arrêter, d'autres soeurs arrivèrent et furent épouvantés de ce qu'elles virent. Elles empoignèrent la soeur qui était devenu le marteau de Dieu punissant les pécheurs. Et on se mit à plusieurs pour l'escorter à l'infirmerie où on lui donna un brevage régénérateur mais calmant tiré  d'herbes bienfaisantes du potager pour la faire sortir de sa transe.

La fillette morte était pauvre et orpheline. On nota dans les livres des événements curieux et inédits de la vie du collège qu'une fillette était morte de consomption cette année là ce qui attrista beaucoup ses compagnes.

On dit une messe en l'absence de son corps que l'on enterra rapidement dans le petit cimetière de la communauté. Non celui des soeurs qui avaient le droit à la meilleure place mais celui des servantes et des pensionnaires.

On réunit les fillettes qui avaient malheureusement été témoin de l'incident dans la petite chapelle des novices où on leur recommanda de prier pour l'âme de leur compagne qui en ce moment luttait pour son Salut dans les griffes de Satan.

Elles prièrent toute la journée et chacune à tour de rôle lurent un extrait des textes savants et sacrés et on termina celle-ci par des chants liturgiques simples et majestueux.

Finalement, lorsqu'elles furent savamment épuisées, avant de les reconduire au dortoir, on leur rappela leur promesse de ne jamais divulguer ce qui se passait au collège. Ce qui se passait au pensionnat restait au pensionnat.

On les avait prévenus dès leur arrivée, qu'il y avait peut-être des choses qui les surprendraient ou qui les feraient s'interroger mais elles étaient trop jeunes pour comprendre.

Quoique'elles fassent, les religieuses avaient leur raison. Elles seules savaient ce qu'il était nécessaire de faire. En toute chose, elles devaient s'abandonner à elles, être dociles comme des enfants, douces comme des agnelles. Des parchemins sur lesquels on écrivait comme des caresses. Si on leur imposait une leçon tendre et douce qui leur paraissait inhabituelle, curieuse et étrange, qui nécessitait l'isolement, elles devaient offrir ce corps qui ne leur appartenait pas en sacrifice. Et rester muette de ce qui leur serait arrivé.

Tout ceci était pour leur plus grand bien et celui de leur âme immortelle. Dans ce lieu sacré et saint rien de mal ne pourrait leur arriver et tout ce qui leur arriverait serait conséquemment bons, saint et adorable.

Au besoin, elles devraient détourner les yeux de la tentation. Ne pas chercher à savoir ou voir. S'élever vers le ciel. Abandonner leur corps. Sortir d'elles-mêmes et laisser leurs petits corps innocents servir d'autel sacrificiel.

Muette est la pierre. Muette est la tombe.

Car le scandale peut être provoqué par les yeux, l'esprit, les mains.

Et malheur par qui le scandale arrive!

Et de maladroites confidences à des personnes qui ne peuvent comprendre.

Et on leur fit cet ultime consigne de ne jamais en parler en confession. Les prêtres malgré leur ordonnation sont aussi des hommes et il y a des choses de la nature féminine qu'ils ne sauraient comprendre et qui, si révélées, par imprudence, mettrait en danger l'ordre des femmes. Et leur sécurité terrestre.

La conduite de la soeur numéro 23 avait ému soeur supérieure et toute la communauté qui ne savait quoi en penser. Aussi on l'exila dans un autre couvent très éloigné, où au moins on n'aurait pas à penser quelque chose de sa conduite. Elle pourrait là se repentir adéquatement de son imprudence. Et aurait tout le temps de méditer et de prier. Là, dans une école située en pleine forêt sauvage pour les orphelins amenés des réserves indiennes et qu'il fallait civiliser et rééduquer. Elle trouverait là un nouveau ministère où elle pourrait employer son énergie et son dévouement qu'aucune ne mettait en doute. Elle avait eu un moment de faiblesse, ce qui arrive souvent aux femmes. Les conséquences en avaient été terribles mais rien d'irréparables.

Comme on faisait discrètement pour les religieux et les prêtres qui, comme tous les humains, sont si fragiles face au péché, car tout homme, fils d'Adam et de la terrible Ève est pécheur. Et malheureusement ni leur état et leur élévation et leur sacerdoce ne semble les prémunir aucunement contre la terrible tentation des servantes et ménagères ou celle plus terrible encore des servants de messes, petits chanteurs des chorales et des cathécumènes. Que l'homme est faible et faillible. Comme il a besoin sans cesse de pardon.

Mais Dieu est pardon et oubli. Et il faut oublier en tant que simple humain ce que Dieu lui-même préfère laisser dans l'ombre.

Car le pardon est divin.

Et l'oubli une qualité Céleste.

On n'entendit plus jamais parler de soeur numéro 23.
*

Mort. 1

*

22 juin 2012. État 2