HISTOIRES DE FANTÔMES

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HISTOIRES DE FANTÔMES.

Vers minuit, à la lueur de la chandelle, monsieur Henry Dickson, devant l'âtre où brûle des bûches d'érables et de vieux parchemins, se penche sur son écritoire. Tout est tranquille dans la grande maison, tout semble dormir et, soudain,
il y a ce bruit.

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2.8.12

208. JOYEUX NOËL EN AOÛT.

Henry Dickson reçoit une carte de Noël en retard.

Non seulement elle est en retard mais elle ne lui est pas destinée. Cafouillage des postes. Une femme envoyait à son frère une carte d'au revoir. Et elle expliquait pourquoi. Et lui disait que le réveillon de Noël était annulé.

L'homme regardait le salon vide.

Pas de sapin.

La veille de Noël. Pour la première fois depuis des années, pas de sapin.

Pas de cadeau sous le sapin puisqu'il n'y avait pas de sapin.

Les enfants dormaient. Ils allaient se réveiller à minuit pour voir ce que le père Noël leur avait apporté.

Mais pas de père Noël non plus cette année.

C'était une très mauvaise année.

Pour les sapins. Les cadeaux. Les pères Noël.

Sa femme pleurait dans la cuisine.

Ça avait été une mauvaise année pour les femmes aussi. Pour sa femme en particulier.

Et quand ça va mal les femmes pleurent.

Dans ce qui avait été la cuisine puisqu'il ne restait rien que la table et une chaise. Le frigo, le poèle électrique, les appareils ménagers vendus. Pour ce que ça avait rapporté. Que vaut un vieux frigo même à doubles portes en inox. Vieux?  5 ans. Les gens préfèrent le neuf. Ceux qui ont les moyens de se le payer. Tandis que les pauvres qui seraient bien contents d'avoir le frigo ou le poèle en inox ou la laveuse à hublot, en inox, ou la sécheuse, en inox, n'ont pas les moyens de se le payer. Mais il y a le comptoir Emmaüs qui leur fournira ce qui leur manque à partir des trucs qu'on leur donne.

Il alla dans ce qui avait été le salon mais qui était une pièce vide une fois les fauteuils et divans et tables vendus.

Ses pas résonnaient sur les tuiles ou les planches de faux bois. Lorsqu'ill n'y a pas de mobilier pour absorber le son et les vibrations, les pas sont de trop. On a l'impression de marcher en sabot.

Et que le salon ne veut pas nous voir.

Quand on entre dans une maison neuve et vide qu'on vient d'acheter, il y a probablement les mêmes sons qu'on interprète comme des signes de bienvenue. La maison est vide, on la rempliera. Il y a toutes ces pièces à remplir. Et partout des magasins remplis de choses qui ne demandent qu'à venir ici.

Les petits dormaient dans la seule chambre où il restait des meubles dont 3 petits lits. Toutes les autres avaient été vidées graduellement pour éviter le naufrage. Mais naufrage il y eut quand même. Et qui n'était pas encore terminé puisqu'il restait des survivants.

La maison coulerait lundi avec tous ses passagers.

Que feraient les passagers dans la mer? Combien de temps nageraient-ils? Était-ce bien nécessaire.

On les mettrait dehors de leur propre maison. Ils seraient dociles. Polis. Bien élevés. Jusqu'au bout. Comme on le leur avait appris. Les petits les regarderaient d'un air terrifié sans comprendre.

Ou ils refuseraient de partir jusqu'à ce que la police arrive. Quand il y a des vols et des voleurs la police n'est jamais là mais pour procéder à l'éviction dans les règles de clients insolvables, activité sans risque, ils sont toujours là. Faisant leur devoir sans se poser de question.

Ou ils s'en iraient.

Ailleurs.

Impossible de savoir où. Il n'avait pas encore décidé. Un petit appartement. Il avait demandé une place dans un HLM ou une coop d'habitation mais les demandes de naufrragés comme lui étaient si grandes qu'on l'avait mis sur une liste. Heuresuement, il y avait une liste. Il aurait probablement une place dans.

On peut aller où on veut quand on tout l'$ que l'on veut. Mais où aller quand on n'a plus rien. Le propriétaire du loyer demanderait un dépôt. C'est illégal mais ils en demandent tous. Ils ont le choix des locataires. Même les propriétaires de taudis ont le choix. Il y a toujours plus misérables que soi à peu près content de trouver au moins un toit sur sa tête. Et qui ne demande pas plus et n'a de toute façon pas les moyens de demander plus.

Il fallait qu'il se décide.

Se décider à quoi?

La maison qu'il avait payé tous les mois pendant 10 ans ne lui appartenaient plus. Il restait quelques formalités, dont son éviction par huissier lundi. La maison et la valeur en $ de la moitié de la maison, tout cet $ disparaissait. La banque reprenait son dû. Et considérait que les paiements hypothécaires avaient été une sorte de loyer. Au lieu d'un appartement, il avait logé dans une maison. Chanceux. C'est plus cher. Mais plus grand. Il s'en allait et laissait la maison à d'autres. De la même façon qu'un locataire qui s'en va laisse tout derrière lui.

Il n'avait pas à se plaindre. Il avait profité d'un objet coûteux faisant l'envie de beaucoup dont on venait de déterminer qu'il était trop bien pour lui, qu'il n'en avait pas ou plus ou n'avait jamais eu les moyens.

Et ils partiraient lundi à pied. Puisque l'auto dont les paiement avaient été interrompus avait été récupérés par le concessionnaire.

Il se voyait. Il les voyait. Sa famille. Tous ensemble avec leurs valises aller vers l'arrêt d'autobus à la vue de tous les voisins.

Il voyait les visages des enfants quand ils descendraient tout à l'heure pour avoir leurs cadeaux. Et il voyait son visage à lui. Et celui de sa femme. Que dirait-il?

Les visages des enfants.

C'était intolérable.

Il avait vécu jusqu'ici pour voir ça?

Sa femme continuait à pleurer.

Mauvaise année.

Non seulement pour les sapins, les cadeaux, les pères Noël et les maisons. Mais aussi pour les entreprises.

Celle qu'il avait fondé avec un associé n'avait pas survécu. Il avait emprunté à la banque et la banque  avait cessé de faire confiance en ses qualités d'entrepreneurs et avait en même temps coupé sa ligne de crédit. Et réclamait son $. L'$ qu'elle lui avait prêté en des temps meilleurs lorsqu'elle avait confiance en lui et en ses projets d'avenir. Il avait mis sa maison en garantie. Et. Et. Rien à dire.

Son associé le poursuivait.

Détail.

Le bilan de l'année pour un 24 décembre était.

Il pensait aux yeux de ses enfants.

Et un frisson dans le dos lui vint quand il revit les yeux de sa femme qui ne le regardait pourtant pas actuellement toute occupée à pleurer toutes les larmes qu'elle contenait sur l'unique table de la maison, la table de la cuisine. Assise sur l'unique chaise.

Était-ce du mépris?

Elle était déçue. Oui. Mais il y avait plus. Elle attendait plus de lui. Avait attendu plus. Davantage. On aurait dit sa mère lorsqu'il montrait un mauvais bulletin. Pas mauvais. Défectueux. Un enfant brillant comme lui aurait dû avoir de meilleures notes. Oui, sa mère était déçue.

Et sa femme avait confié sa vie et celle de ses enfants, son avenir, leur avenir, à un incompétent.

Il regardait sa montre. La même heure que sur l'unique horloge qui restait dans le salon. 3 heures avant minuit. Les autres années, c'étaient les heures destinées à terminer les derniers cadeaux. À les emballer soigneusement. Sa femme ayant choisi le papier d'emballage et les rubans avec autant de soin que les cadeaux. Et elle fignolerait les boucles et les frisotis. Les femmes et les mères aiment les petits détails. Pour elles, marque d'amour.

Les yeux des enfants.

Les yeux de sa femme.

Ses yeux fatigués lorsqu'il se regardait dans le miroir de la salle de bain. Yeux rouges. Fatigués. Depuis qu'il ne dormait plus. Il n'y arrivait plus. Il cherchait une solution. Il devait y avoir une solution. Une personne normale trouverait une solution. Des tas de gens étaient arrivé dans le même trou que lui et s'en était sorti et ils parlaient ensuite avec fierté de leur naufrage et de ce qu'il lui avait appris. Il ne serait pas le même homme sans cet échec libérateur. Qui avait enfoui le vieil homme, l'homme d'avant pour faire renaître le nouvel homme. Plus riche.

Il avait même prié.

Mais rien.

C'est vrai. Dieu doit être sacrément occupé avec les prières de tous ces désespérés. Il n'était qu'un désespéré de plus. Pas le plus misérable sans doute. Il y avait sans doutes des désespoirs plus ou mieux ou meilleur ou pire. Il ne trouvait pas le mot.

Mais il ne connaissait que le sien.

Il se regardait encore dans le miroir. S'était mouillé le visage pour enlever l'eau de ses yeux qui collait à sa peau.

Il n'aimait pas ses yeux. Des yeux de perdants. C'est ce qu'y avait vu sa femme. Et c'est ce que verrait bientôt les enfants.

Qu'est-ce qu'il y aurait de pire? Ne pas avoir de cadeau. Perdre sa maison. Être obligé de déménager. Dans un endroit où on ne vous connaît pas. Une autre école pour les enfants. Où il n'y aurait pas leurs anciens amis.

Depuis des jours et des nuits, il ne dormait plus. Incapable. Incapable de ça aussi. Et les heures diminuaient. Une heure avant minuit. Une heure avant Noêl. Et ensuite, quelques heures avant lundi. Noêl était un dimanche cette année. Et le lendemain, c'était lundi et la nouvelle vie qui les attendait.

Avait-il vraiment envie de vivre cette nouvelle vie?

L'ancienne n'avait pas non plus été très bonne pour lui. D'aussi loin qu'il s'en souvienne, la vie, sa vie, avait été plutôt.

Défectueuse.

Il écouta le plafond pour saisir les petits pas de souris des enfants qui s'éveilleraient. Et chuchoteraient entre eux, s'interrogeant mutuellement sur ce qu'ils allaient bientôt découvrir. Accumulant du plaisir d'avance.

Mais heureusement pas de bruit. Ils dormaient toujours.

C'était la meilleure solution. Pourquoi n'y avait-il pas pensé avant? Il valait mieux qu'ils restent ainsi à dormir. Toujours. Comme ça il n'y aurait pas leurs yeux.

Dormir c'est comme mourir. Presque pareil.

Et sa femme qui n'osait pas sortir de la cuisine de peur de le rencontrer et d'avoir à lui dire quelque chose. Un message d'espoir. Une question au sujet du lendemain, du futur, de ce qu'il faudra faire. Comment faire quand on partira demain quand tous les voisins seront là.

Pas d'$ pour un taxi pour sortir rapidement d'ici. Sortir de la maison avec les valises, entrer dans le taxi qui attend et s'en aller.

Non, il faudrait marcher jusqu'au bout de la rue. Jusqu'à l'arrêt d'autobus. Attendre une demi-heure que l'autobus arrive.

Sentir tous les yeux des voisins qui regardent. Qui jugent.

Tous ces yeux.

Il y avait tellement de ces yeux. Dans sa tête. Ils étaient dans sa tête.

Il regarda une dernière fois sa montre. Noël dans. Dans un instant, les enfants se réveilleraient et descendrait au pas de course l'escalier imaginant toutes les merveilles qu'il.

Il avait échoué.

Des dizaines d'années de vie pour en arriver là. Ce soir. Cette nuit.

Il faudrait qu'il supporte ces yeux. Toutes les questions. Les pleurs. Et demain. Toutes les heures ensuite jusqu'à demain. Et toutes les heures de leur nouvelle vie.

Qu'il n'avait pas vraiment envie de vivre.

Il n'avait aucune obligation de la vivre.

De recommencer le combat pour la vie - il détestait ces mots- qu'il avait perdu.

Il aurait une nouvelle chance.

Demain.

Dans quelques minutes, les petits pieds.

Dans quelques minutes, les yeux.

Les yeux.

C'était intolérable.

Il fallait qu'il fasse quelque chose.

Il fallait qu'il fasse quelque chose. Il fallait. Il fallait.

*

3 août 2012.

Morts: 4