HISTOIRES DE FANTÔMES

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HISTOIRES DE FANTÔMES.

Vers minuit, à la lueur de la chandelle, monsieur Henry Dickson, devant l'âtre où brûle des bûches d'érables et de vieux parchemins, se penche sur son écritoire. Tout est tranquille dans la grande maison, tout semble dormir et, soudain,
il y a ce bruit.

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8.8.12

213. FAUT-IL PENDRE LES FEMMES?

Henry Dickson regarda par la fenêtre le grand chêne derrière la maison, là où il avait fait d'étranges découvertes. Et cessé de chercher car on risquait de trouver encore des choses bien désagréables. La dernière chose déterrée étant une cage de fer contenant le squelette d'une femme encore enchaînée. Chaîne et bracelets de fer forgé et rivé aux chevilles et aux poignets et au cou. Étant donné les distance, le collet du cou relié par une autre chaîne au crochet du sommet de la cage, avait servi à la pendre. Les pieds ne touchant pas les lamelles du plancher de la cage. Le crochet servant aussi à suspendre la cage et son habitante à la branche d'un arbre. L'avait-on pendu à cet arbre ou à un autre avant de déplacer le tout ici? Et aucune indication de la raison pour laquelle elle avait eu ce sort cruel ou mérité. Comme on sait, les femmes sont capables de tout et on n'en pend pas assez.

Elle avait tout prévu.
Sauf qu'une autre jeune fille s'intéresse subitement à son prétendant.

Comme il n'avait jamais côtoyé d'autres jeunes filles qu'elle, il fut inévitablement attiré par elle. Tant les hommes sont volages. Un rien détourne leur attention. Il lui reprocha même de l'étouffer par ses conseils. Il n'arrivait plus à respirer.

D'où lui venaient ces mots inhabituels. Ces idées compliquées? S'était-il mis soudainement à lire? Elle suspecta avec raison que c'était cette concurrente qui lui mettait ces folles idées dans la tête. Il était bien mieux lorsque comme tous les hommes, il pensait simplement. Compliqué, elle ne le reconnaissait plus. Elle ne savait si c'était exact mais dans sa tête simple et ordonnée comme une armoire à linge, ce ne pouvait être que cela.
Elle alla s'inquiéter vers le père du jeune homme qui lui dit comprendre son tourment mais qu'il n'y pouvait rien. Elle avait tenu compagnie à son fils pendant toutes ses années de solitude. Lui avait remonté le moral aussi bien qu'une épouse, mieux que sa propre mère n'aurait fait mais il était normal qu'un jeune homme s'intéresse aux jolies jeunes filles. Il avait le droit de faire son choix. Et c'est lui qui déciderait. Après que son père et le curé, bien sûr, eussent donné leur avis. Sans compter sa mère qui connaissaient toutes les jeunes filles de la région et leurs mères.
Lui, n'avait jamais eu cette chance. Il se ravisa devant cette imprudence. Essaya de trouver les mots qui conviendraient pour réparer cette erreur mais sa femme n'était pas là pour lui souffler ce qu'il fallait dire. Il pensait encore à ce qu'il devait dire quand elle s'en alla.
Et elle s'en alla en pleurant.
Car chez les filles, les paroles, les actes et les pensées conduisent aux larmes et les larmes aux pensées simples. Tout les submerge sans cesse. Tout devient organique. Tout est sécrétion. De l'eau et des corps gras. Visqueux.
C'était vrai qu'elle n'était pas jolie et que l'autre l'était. Pour la première fois, une jolie fille s'intéressait à lui. Parce qu'il était beau? Il ne l'était pas plus que lorsqu'il était enfant avec ses oreilles décollées et toujours décollées. Pour sa conversation? C'est elle qui parlait à sa place depuis toujours. Prolongeant et finissait ses phrases bloquées en cours de route. Ou n'arrivant pas à débuter ou commencer ce qu'elle faisait à sa place.
Parce qu'elle aussi savait compter?
Elle avait fini par croire que cette belle ferme, cette vaste grange, ce grand poulailler, cette grosse porcherie, ce bois qui donnait à chaque automne des cordes et des cordes de bûches pour vendre ou passer l'hiver. Elle avait fini par croire que tout ceci était à elle. Que ce n'était qu'une question de temps. Qu'il fallait qu'elle soit patiente et prudente. Comme à la pêche pour ne pas faire fuir le poisson. Elle ne pouvait lui donner ce qu'il attendait, car cela la priverait de son principal avantage autre que l'habitude qui ficelle les hommes plus que tout.
Est-ce que la nouvelle avait accordé ses faveurs? Péché avec lui? Elle en était bien capable. Mais difficile à dire. Elle chercha un air content sur son visage au lieu de son habituel air triste et accablé.
Comme ça, elle l'étouffait!
Ces mots, qu'ils soient de lui ou de sa nouvelle admiratrice lui martelaient la tête. Quelle erreur avait-elle faites?
Il était vrai qu'elle était là depuis trop longtemps. S'était refusée à lui depuis trop longtemps. Sans cesse. Il n'avait jamais rien demandé mais ses yeux humides de chien battu et malade ne trompaient pas. Elle ne savait pas trop en quoi consistait ces choses mais savait très bien qu'elles étaient interdites et que seul le mariage et la bénédiction du curé les rendraient possibles.
Elle souffrirait. Mais c'est le destin des femmes qui fait que tout ce qui les concerne commence et finit par la douleur. Enviait-elle le destin des hommes? Tout ce qu'elle connaissait d'eux avait rapport à son père, ses frères et son ancien ami. Non, elle ne les enviait pas. Quand elles ne pleuraient pas, les filles étaient généralement plus joyeuses. Plus légères. Les hommes dès qu'ils cessaient d'êtres des petits garçons prenaient cet air sérieux et pénible qu'on les vieilles femmes. Ce qui faisait qu'ils étaient tristes bien plus longtemps. Et vieux. Comme ils devenaient vieux rapidement! Qui voudrait être à leur place?
Elle épiait les femmes plus vieilles, essayant de savoir. Et avait compris que ce qui se passerait serait une terrible épreuve. Il était plus grand qu'elle, très grand, pesait 3 fois son poids et était assez fort pour lutter contre un boeuf. Tout ce qu'il voudrait lui faire, il le ferait et elle ne pourrait l'en empêcher. Ce pouvait être terrible, horrible, inimaginable car elle n'arrivait pas à l'imaginer ne connaissant rien, n'ayant rien appris car, à ce moment, on ne disait rien de ces choses, de peur que les filles épouvantées ne s'enfuient. Étant ce qu'on appelait une jeune fille pure et innocente. Et elle devait rester ainsi le plus longtemps possible grâce à la prière. Et elle avait en viatique, cousu dans son corsage l'image d'une jeune sainte ayant préféré qu'on lui coupe les seins plutôt que de céder et de sauver ainsi sa vie. Ce supplice ne fut que le début de bien d'autres avant qu'elle ne rende son âme à Dieu. Les artistes la représentaient tenant un plateau d'or contenant ses 2 seins tranchés comme des demi-pêches. Tout ceci était fort élégant. Cette sainte est devenue la patronne des filles sages et des cancéreuses.

Et pour l'aider davantage que le scapulaire, elle avait un cube de camphre tenant à son cou par une ficelle. Qui tombait dans son corsage. Juste au-dessus de ses seins. Supposémment contre les maladies du poumon et des bronches. Et sa mère lorsqu'elle l'avait attaché prévoyait qu'il pourrait être une arme redoutable contre d'autres affections comme les tentatives des amants maladroits au nez fragile. Les boules à mites seraient sans doute plus redoutables mais certainement bien dangereuses.
Mais la plupart des femmes n'en mourait pas. Elle voyait tous les jours des femmes mariées qui n'étaient pas mortes et n'agonisaient pas malgré ce qu'on leur avait fait subir. Ce devait être répugnant et humiliant étant donné le rouge qui leur venait au joue lorsqu'elles chuchotaient en voyant passer un homme. Mais elles ne mouraient pas. C'était le plus important. Elles souffraient mais elle aussi était capable de souffrir. Aussi bien que n'importe quelle autre. Elle devait s'y résigner. C'était le prix à payer pour devenir une femme et une mère. Car seul un homme pouvait faire d'une jeune fille une épouse, une femme et une mère. Comme disait sa mère qui s'y connaissait en la matière, les femmes sont faites pour souffrir.
Et, maintenant, on la priverait de son bonheur et de sa souffrance qu'elle avait fini par faire sienne, par accepter. Allant jusqu'à la réclamer secrètement. Parce qu'elle lui viendrait de lui. Oui, si lui la faisait souffrir, elle accepterait avec joie. Reconnaissance. Puisque c'est la principale qualité conseillée à la femme. La docilité, la soumission l'accompagnant nécessairement. Et puisque les femmes sont faites pour souffrir et que c'est leur condition, que cela fait parti du grand plan de Dieu qui leur serait révélé lorsque leurs yeux se fermeraient ici-bas pour se réouvrir de l'autre côté.
Son prétendant s'éloignait d'elle.
Et sa ferme, sa grange, sa porcherie, son écurie, son poulailler, l'hangar des machineries agricoles et des instruments aratoires. Ses champs. Son bois. Sa rivière. Sa source. Sa maison. Ses enfants.
Elle avait mis tous ses oeufs dans le même panier, comme disait les vieilles femmes. Mais étant une honnête femme, il lui était impossible de faire autrement que de mettre tous ses oeufs dans le même panier. Avec les poules et les dindes.
Ce que n'avait pas fait cette jeune fille qui avait mis la main sur son fiancée et futur époux. On disait qu'elle ne s'était pas privée de briser les coeurs de bien des mères en corrompant leurs fils préférés. Elle, elle ne mettait pas tous ses oeufs dans le même panier. Au contraire.

Combien d'oeufs et combien de paniers?

Il aurait dû lui arriver malheur depuis le temps mais, par malchance, pour les braves filles qui mettaient tous leurs oeufs dans le même panier, il ne lui était jamais arrivé malheur. Pas une fois, elle n'avait dû partir en ville. Longuement. Pour réfléchir. N'avait jamais découvert de vocation de soeur cloîtrée.
Sa vocation était de picorer les jeunes époux et on disait aussi les vieux.
Et, comme s'il n'y avait pas de justice sur cette terre, il ne lui était jamais arrivé malheur pour tous ses manquements répétés à la morale, à la convenance, à la pudeur, aux conseils du curé. Il fallait qu'il lui arrive malheur.
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8. 12 août 2012. État 2