HISTOIRES DE FANTÔMES

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HISTOIRES DE FANTÔMES.

Vers minuit, à la lueur de la chandelle, monsieur Henry Dickson, devant l'âtre où brûle des bûches d'érables et de vieux parchemins, se penche sur son écritoire. Tout est tranquille dans la grande maison, tout semble dormir et, soudain,
il y a ce bruit.

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24.12.12

313.9

Henry Dickson écoute la radio pendant que la petite blonde lit les notices nécrologiques dans les journaux. Elle commence toujours par là. Y compris dans les journaux régionaux des Publi-Sacs où les infos ne correspondent pas nécessairement. Les lecteurs habitués d'un journal ayant tendance à y faire publier les annonces importantes de leur vie. Et quoi de plus important que sa mort ou celle d'une personne de sa famille. Et les survivants connaissant leur habitude la perpétue une dernière fois. Ainsi les morts du Devoir, de la Presse, du Soleil, du Journal de Québec ou de Montréal ou des Bulletins Régionaux migrent rarement d'une publication à l'autre, chacune gardent jalousement ses morts. Et ce n'est rien comparé aux morts anglophones de la Gazette de Montréal que le barrage de la langue préserve de la populace. Chacun son petit cimetière de papier.

Généralement, cette curiosité vient avec l'âge. Et, pendant longtemps, on répugne à cet exercice comme si on avait instinctivement peur de s'y retrouver. De se voir en photo et ainsi d'apprendre abruptement qu'on est déjà mort mais que ce genre de détail ne change en rien nos habitudes qui peuvent consister à lire le journal avec une bonne cigarette et un aussi bon café. En commençant par les notices nécrologiques et les annonces classées.
Les Égyptiens anciens et les Vikings ou les lettrés des empereurs Chinois et combien d'autres peuplades pensaient que leurs chefs continuaient à vivre une fois mort et qu'il était donc important de le mettre au tombeau avec des ustensiles familiers, des outils dont il aurait besoin de même que des serviteurs et des épouses à qui on ne demandait pas leur avis. Chez les Vikings, on enterrait même les chefs les plus glorieux avec leur bateau.

Et il était important de leur fournir régulièrement de la nourriture dans le temple jouxtant son tombeau. Grains, légumes, fruits et bêtes sacrifiées et cuites - leurs dieux aimant aussi l'odeur du gras fondu- dont les prêtres de son culte s'assuraient de la bonne transmission dans l'autre dimension.

Plus tard, à une époque moins poétique, on se contenta d'ajouter à côté de leur tombe, des reproductions d'outils miniatures, des poupées représentant le bétail ou même des dessins. Même chose pour les serviteurs et les épouses, ce qui soulagea beaucoup celles-ci. Mais le désavantage est qu'elles se voyaient ainsi privé de l'honneur de se sacrifier pour leur époux et roi. Mais on ne peut tout avoir. 

On pouvait les étrangler ou les empoisonner ou les ensevelir vivantes si on ne voulait pas faire de mal à d'aussi nobles dames. Et tout d'un coup, elles devenaient des veuves inconsolables qui devaient s'astreindre à régner en attendant que leur fils aîné atteigne sa majorité. C'est sans doute pour leur épargner tous ces soucis que chez les Hindous, on leur recommandait de se jeter dans le bûcher funéraire de leur mari.

Et, un jour, ceci n'a plus d'importance. On a donc traversé une certaine barrière invisible qui faisait qu'un moment et à tel endroit, cette idée paraissait malsaine et absurde et insupportable et qu'à un autre moment, ceci apporte un instant de philosophie quotidienne concentrée. Puisque les avis de décès paraissent tous les jours.

Au cas où il y aurait quelqu'un qu'elle a connu: parent, ami, collègue d'étude ou de travail. Ou ennemi. Comme dit le sage: si tu restes assez longtemps sur le bord de la rivière du verras un jour le corps de ton ennemi flotter au fil de l'eau. Soit patient. La mort l'est aussi. Et n'a aucune pitié.

La radio annonçait quelques progrès administratifs. Puis il changea de poste et synthonisa la radio communautaire pour on ne sait quelle raison. Probablement que la musique de Noël perpétuelle et stridente des autres postes irritait ses nerfs. Les anciens cantiques revisités, comme disent les intello, au bongo ou au rock étaient encore pire.

On parlait d'un protocole, il est toujours intéressant de parler de protocole puisqu'on en manque toujours.

Le protocole élaboré par le ministère de la Santé, le Bureau du coroner et le Collège des médecins vise à libérer les ambulanciers le plus rapidement possible après un appel. Et éviter aux médecins et au coroner de se déplacer inutilement pour faire un constat de décès que d'autres peuvent faire aussi bien qu'eux.

Il y avait aussi un processus.

Le nouveau processus fait en sorte qu'en cas de mort certaine et apparente, les ambulanciers transmettent les informations qu'ils ont recueillies par téléphone à une unité de service autorisée à constater le décès à distance. Un hôpital, par exemple. Auparavant, les ambulanciers devaient obligatoirement l'amener à cet hôpital, où le personnel d'urgence s'occupait de la victime et constatait le décès.

Dorénavant, les services adéquats appelleront une maison funéraire afin que le corps soit pris en charge à son domicile ou sur son lieu de travail et sur le lieu de l'accident. Accident de la route ou industriel. Ou incendie. Ou suicide. Ou noyade.
À moins qu'un coroner ne s'y oppose. Car les anciennes procédures demeurent en vigueur en cas de mort violente suspecte, inexplicable, criminelle ou sans cause visible apparente. On a assoupli l'ancienne procédure qui obligeait le médecin coroner à visualiser la scène, à prendre les signes vitaux et à signer les papiers administratifs.

Sauf en cas de décapitation ou d'écrasement extrême de la victime ou décomposition empêchant toute possibilité de rémission.

Le porte parole de l'Agence de la santé et des services sociaux est satisfait de cette décision: fini le travail de transporteur funéraire et de croque mort pour les ambulanciers. Il est aussi incohérent de demander aux ambulanciers de transporter les corps des cadavres qu'il ne le serait d'exiger à un médecin de descendre un mort à la morgue alors que les urgences sont débordées et que des gens bien vivants attendent qu'on les soigne. Il faut que nos ambulances soient disponibles pour s'occuper des vivants afin de stabiliser leur état et, ensuite, les emmener en toute urgence à l'hôpital. Il ne sert à rien d'immobiliser des techniciens spécialisés pour des tâches qui pourraient être déléguées à d'autres intervenants.

Au Ministère de la Santé, la directrice médicale nationale des services préhospitaliers d'urgence commente la décision et précise qu'on étudie cette question depuis 20 ans.

En vertu du Code Civil, les ambulanciers ne pouvaient pas effectuer l'opération consistant à constater un décès. Seuls les médecins le pouvaient.
Les maisons funéraires agiront selon le nouveau protocole en tant que contractantes auprès du Bureau du coroner qui s'occupera de l'attribution des contrats selon les zones géographiques de la province.
À la Corporation des thanatologues du Québec, la directrice générale, souligne que cette nouvelle méthode de travail pourrait influencer la facture des familles endeuillées. Parce que sera des tarifs d'entreprises privées. Ce qui n'est pas très clair. Elle ajoute pour plus de clarté que ça pourra être moins, ça pourra être plus. Et précise encore que ce sera différent, ça, c'est sûr. Et il y a le problème des accidents, par exemple, un accident de voiture. C'était les ambulanciers qui dégageaient les corps et qui les amenaient à l'hôpital. Maintenant, ce sera les thanatologues ou leurs livreurs et ils ne sont pas formés pour ça.
Au Québec, un transport ambulancier coûte aux usagers 125 $, plus 1,75 $ par kilomètre parcouru. Il faudra établir les nouveaux critères pour les camions des entreprises funéraires.

Toutes ces informations étaient très utiles pour la femme qui regardait les ambulanciers partir, la laissant seule avec son mari pendu.

Elle attendit un long moment avant qu'arrive le fourgon de l'entreprise funéraire locale. Il y en avait 2 pour un si petit village mais on y mourrait beaucoup et la concurrence dans une société capitaliste est une bonne chose, elle permet aux consammateurs de bénéficier des meilleurs services au meilleur coût. Ainsi le veut la théorie et on l'aime comme elle est.

Elle essayait de se souvenir de ce qu'on lui avait dit.

Elle n'y parvenait pas.

Les ambulanciers avaient regardé la corde qui avait étranglé ou cassé le cou ou les vertèbres cervicales de son mari - on ne le savait pas pour le moment mais comme il n'y aurait pas d'autopsie, il y aurait peu de chance qu'on le sache.

C'était une mort tout à fait naturelle.

Tellement de gens se suicidant qu'on avait fini par y prendre habitude.

Elle vit 2 voitures de police arriver se stationnant presque pare-choc avant contre pare-choc avant. L'espace d'une auto entre les 2, ce qui leur permettait de commencer une poursuite immédiatement peu importe la direction prise par le fuyard.

Les ambulanciers n'avaient pu que regarder. L'homme était bien mort. Tout ce qu'il y a de raide puisqu'il y avait 24 heures qu'il était là.

Mais leur formation médicale se limitait à cet aspect des choses. Pour le versant légal: est-ce un suicide naturel ou a-t-on essayé de camoufler un meurtre? Il fallait le regard observateur et méfiant de spécialistes.

Les ambulanciers n'avaient pas le droit de le décrocher et la femme resta encore un long moment à observer son mari flottant dans les airs. Car il avait fallu y toucher un peu pour l'ausculter. Il était gris. N'importe qui aurait pu dire qu'il était en mauvaise santé et qu'il n'en avait probablement pas longtemps à vivre. Et on aurait encore davantage préciser son opinion en regardant la corde et la tête de travers.

Aucune marque de coups.

La chaise sur laquelle il était grimpée était renversée sous ses pieds.

Si c'avait été quelqu'un d'important, on l'aurait envoyé à l'autopsie pour être vraiment sûr et certain mais comme c'était quelqu'un de sans importance donc la vie s'était terminé en quelques minutes la veille et que les salles d'autopsie étaient aussi bondée qu'un arrêt d'autobus à l'heure de pointe - on manquait de spécialistes et les cadavres s'accumulaient dans les réfrigérateurs officiels. Il avait fallu installer une morgue provisoire dans le garage souterrain de l'hôpital.

Donc, à moins de trouver rapidement quelque chose qui cloche - sur la victime ou ses proches.

Classique. On avait prit une assurance sur sa vie la veille de son décès.

Autre classique. Indémodable. Quelqu'un avait entendu des hurlement: je vais de crever! Salope! Maudite chienne! Et peu de temps après celui qui hurle ou celle contre qui on hurle est retrouvé décédé. Un professionnel de la curiosité commence alors à se méfier.

Tout était donc normal.

Sauf que le mari de la femme s'était suicidée et qu'on était en train de couper sa corde de pendu un 24 décembre. Joyeux Noël.

Ils se mirent à 2 policiers pour le retenir lorsque la corde fut coupée. Ils essayaient de le supporter sans trop l'approcher car les sphyncters des pendus se vident et son pantalon était mouillé de pisse et avait le fond rempli de merde.

Ils le couchèrent dans un grand sac de plastique à poignée et à fermeture éclair.

Comme elle se sentait mal, la policière qui connaissait mieux les femmes et leurs particularités émotionnelles et physiques l'entraîna dans la cuisine et la fit asseoir afin de noter les derniers renseignements utiles avant de clore le dossier.

Puis ils partirent.

Il resta sur le plancher du béton le grand sac à poignée attendant que les transporteurs de la morgue arrive.

Beaucoup de temps de libre.

Trop de temps.

À se poser des questions sur le sens de sa vie, sur son avenir, celui de ses enfants. Comme la plupart des gens dans une situation de ce genre, elle n'avait rien vu venir. N'avait remarqué aucun signe particulier. Ce qu'elle venait de dire aux policiers, à la policière. Et, avant, aux ambulanciers et, probablement, tantôt, aux transporteurs du salon funéraire. Qui seraient au moins 2 pour transporter le corps. Qui lui offriraient un dépliant dans lequel était décrit ou, plutôt, résumé les services de l'entreprise et les heures de bureau.

Elle devrait rencontrer au plus tôt un conseiller pour les démarches futures. Si les Juifs doivent enterrer leurs morts 24 heures après le décès, ce n'est pas le cas des catholiques et il lui restait donc un peu de temps car les personnes de sa religion peuvent faire durer l'événement toute la semaine. Et elle avait au moins le reste de la journée avant de prendre une décision. On lui donna une carte d'affaire et on précisa encore le numéro de téléphone. Elle avait donc le dépliant et le carte d'affaire dans une main. Mais elle ne les regardaitpas malgré toutes les informations utiles et les belles photos. Elle regardait plutôt la table devant elle. Elle avait tendance à être distraite.

Quoique, on lui précisa, le 25 décembre était fermé. Mais comme on meurt toute l'année et à n'importe quel temps, on acceptait de recevoir des clients presque à n'importe quel autre moment. On pouvait même se déplacer pour montrer l'album photo. Mais si on tenait à avoir un cercueil, il valait mieux venir au salon funéraire pour les regarder et les comparer. Certains étaient magnifiquement rembourrés. On avait presque envie de se jeter dedans. Il arrivait même qu'on en vende à des clients vivants qui faisaient ainsi une grosse économie, car ce produit de luxe étant en forte demande, son prix augmenterait régulièrement au fil des années. On pouvait trouver préférable de faire cette dépense immédiatement et garder cet objet chez soi, en attendant le moment favorable. Certains s'en servaient comme lit tellement il était confortable et attirant. Pour les personnes que cette vue rebuterait mais qui faisait parti du public prévoyant et économe, on avait répondu à leurs désirs en en modifiant l'apparence. On pouvait donc lui donner la forme d'une armoire verticale, avec des étagères qu'on enlèverait le moment venu qu'on souhaitait le plus tardif possible. Ou le plus proche, tout dépendant des tempéraments et des besoins.  Sur les étagères, on pouvait mettre du linge, des livres, des assiettes, comme dans toute armoire de coin. On avait même poussé la subtilité jusqu'à lui donner la forme d'un bureau à cylindre comme on en voyait dans les maisons bourgeoises anciennes. Il y avait le bureau et sur le bureau, un second bureau au devant courbe muni d'une ouverture glissante. Encore une fois, on enlèverait au moment venu les petits cubes et sections servant à classer les lettres et les papiers.

Il y en avait même servant de table basse qu'on pouvait placer au centre du salon, entre les fauteuils. On y déposerait les verres des invités. Ou ce serait le meuble de la TV.

Il y avait tant de possibilités.

Ceci dit, on lui fit des condoléances et on partit avec son mari et son sac de plastique.

Elle resta seule.

Elle retourna au sous-sol. Il y avait encore la corde accroché à la poutre du plafond. Le reste de la corde coupée. Et sous la corde, sur le béton, une grande flaque d'urine jaune qui l'avait imprégné.

Il faudrait qu'elle fasse le ménage.

Les petits n'étaient pas encore arrivé de la garderie où ils étaient prisonniers depuis... depuis. Elle ne se souvenait pas.

Comment leur expliquer? Quoi leur dire?

Elle remonta à la table de la cuisine où l'employé des pompes funèbres avait laissé le dépliant et la carte d'affaire de son entreprise. Elle avait le vertige et s'asseoit avant de tomber.

Que s'était-il passé?

Il fallait qu'elle pense. Il fallait qu'elle comprenne ce qui s'était passé. Avant qu'elle puisse commencer à oublier. Et, ensuite, si elle survivait à ce processus, elle commencerait sa nouvelle vie. Peu importe ce que ce genre de chose voulait dire. Et serait-elle là dans cette nouvelle vie? Actuellement, elle n'en avait aucune envie. Cette nouvelle vie pouvait très bien commencer sans elle. Mais elle pensa aux enfants. Elle les avait oublié.

Que s'était-il passé?

C'était, il y a. Disons, 2 jours. Elle ne savait pas. Elle ne savait plus très bien. Tous ces gens avaient parlé de l'heure du décès et lui avait demandé quand elle avait vu son mari pour la dernière fois, elle ne se rappelait plus de ce qu'elle leur avait dit. C'était à ce moment très clair. Mais, maintenant, ce ne l'était plus.
Elle se souvenait que c'était la tempête. Elle devait partir au travail. Comme les écoles étaient fermées - elle avait vérifié à la radio et dès 5 heures du matin, on avait informé les auditeurs et les parents d'enfants et d'élèves que due aux conditions météorologiques difficiles, les autobus ne pouvaient plus circuler en toute sécurité et s'ils circulaient encore rien ne disait qu'ils pourraient reprendre le même chemin et rapporter les enfants à leurs maisons. Elle était donc parti avec les enfants pour les amener dans une garderie car ils étaient trop jeunes pour être laissés seuls à la maison. Et la maisons était trop fragile pour être laissée seule à la merci d'enfants agités.
Elle était donc parti plus  tôt qu'à l'habitude pour déposer le enfants à la garderie avant de continuer son trajet en direction du travail. S'il ne tenait qu'à elle, elle serait resté à la maison avec eux. Toute cette neige lui faisait peur et il fallait passer au travers. Mais on lui avait dit au bureau qu'un important projet devait être discuté et ce genre de projet ne se soucie pas de la météo et du calendrier.
Son mari était en retard comme d'habitude. Elle ne pu donc lui parler. Comme il n'avait pas à amener les enfants à la garderie, il pouvait dormir plus tard. Il n'aurait pas à les habiller non plus. Et elle essaya de convaincre les enfants de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller leur père qui ne semblait pas aller ces temps-ci. Elle se souvint maintenant qu'il n'avait pas l'air d'aller bien. Elle avait dit aux ambulanciers, aux policiers, aux employés du salon funéraire qu'il allait bien et qu'elle n'avait rien remarqué de particulier. Elle se demanda si c'était un mensonge. Et si ce renseignement pouvait leur être utile. Et si elle devait les appeler les uns après les autres pour préciser ces informations qui pourraieut peut-être leur être utile. Elle avait envie de le faire mais ne pouvait pas tant elle était fatiguée aussi elle ne le fit pas. Elle déposa donc le téléphone.
Elle regarda ensuite le téléphone. Il faudrait qu'elle appelle son père et sa mère. Et le père et la mère de son mari.
Il faudrait.

Elle se rappelait avoir déblayé son auto et juste assez d'asphalte de l'entrée de la maison pour pouvoir sortir et aller dans la rue. Il y avait un petit banc de neige au bout qu'elle n'eut pas le temps de faire, elle regardait sa montre aussi souvent que possible ce qui était tout à fait inutile et ne faisait que la retarder davantage mais elle ne pouvait pas s'en empêcher. Non, elle n'avait plus le temps de déblayer. Plus elle attendait ici, plus il y aurait de neige partout et plus la tempête augmenterait. Elle se demanda si la neige pouvait arracher quelque chose sous la voiture. Elle ne savait pas. Se dit que non.

Et elle partit.

Comme d'habitude, quelque chose la taraudait, là, dans le ventre. L'impression d'un malheur. Comme chaque fois qu'elle déposait ses enfants à la garderie. Ou les perdait de vue dans la cour l'été, l'automne ou l'hiver. Il y avait aussi le printemps où, là encore, quelque chose la taraudait. Elle avait refusé d'avoir une piscine pour éviter. Elle n'osait pas y penser. Et lorsqu'ils cherchaient une maison à acheter, avant qu'ils trouvent celle-ci qui n'était pas aussi bien, il y en avait une autre qui était mieux, plus belle, plus grande, plus neuve, mais avec une piscine. Et qui aurait coûté le même prix que celle-là. Mais il y avait une piscine.

Courageusement, comme des milliers d'autres comme elle, elle se lança dans la nature.

Et la nature n'avait aucune envie de voir tous ces gens. Et elle ferait tout pour manifester son mécontement. Comprenez. Aujourd'hui, je me sens mal. Ça ne va pas bien. Vous voyez bien que ça ne va pas bien. Vous n'avez qu'à regarder. Il y a du vent, de la neige, du vent qui souffle la neige, de la glace, on n'y voit rien. Et, malgré tout, vous vous lancez dans mon ventre, mon univers. Je vais vous en faire baver.

Elle avait mal au ventre en pensant à une catastrophe possible. Elle passa en revue tout ce qu'elle aurait pu oublier ou faire de travers. Elle avait beau réfléchir, elle se rappelait très bien avoir fermé les ronds du poèle et débranché le grille-pain. Ce n'était donc pas de cette catastrophe là qu'il fallait avoir peur.

Elle pensa à la soeur de sa mère qu'on avait amené d'urgence à l'hôpital malgré qu'elle insiste pour dire qu'elle n'avait qu'une grippe et que c'est pour ça qu'elle était allé à la clinique. Ce genre de phrase était logique et possible mais le reste de ces autres mots étaient confus. Et il lui arrivait de ne pas savoir qui elle était et où elle était et ce qu'elle y faisait.

Qu'est-ce qu'elle avait pu oublier.

Elle se rassura ensuite avec l'idée que son mari se lèverait dans un instant et verrait immédiatement si quelque chose cloche. Il avait le don pour ce genre de détail.
Quelques temps plus tard, son mari se leva. Ou, plutôt, son réveil matin particulier, celui avec des roues, celui qui était rouge et se mettait à rouler quand l'heure était venu, celui qui roulait sur le dessus du buffet, qui roulait en rond et finissait par se jeter à terre ou tomber et qui sur le sol roulait encore en faisant un bruit, un bruit. Et impossible de le rattraper tant il roulait partout. C'était l'idée de l'inventeur du machin qui avait eu des bruits. Vous ne pouvez vous réveiller. Quand le réveil sonne, vous ne faites que peser sur snooze et vous vous rendormez jusqu'à ce qu'il soit trop tard et que vous soyez encore en retard. Avec mon invention, vous ne dormirez plus. Mon réveil démoniaque vous fuira et il sera impossible de l'agripper. Et tous les efforts que vous ferez, tout à fait inutilement, vous réveilleront enfin. Et mon but dans la vie sera atteint: vous amenez à l'heure au bureau.
C'est tout à fait le genre de chose qui s'était passé. Sauf qu'il n'avait même pas pu le rejoindre, il se cachait sous le lit et hurlait comme un bébé. Un bébé électronique avec une sonnerie ou une sirène.