Elle était heureuse.
Jusqu'à ce qu'elle remarque quelque chose qui nuisait à son bonheur. Qui empêchait que son bonheur soit complet, totalement satisfaisant et durable.
L'arbre.
Lorsqu'elle faisait la vaisselle, devant la fenêtre au-dessus de l'évier, il y avait un arbre, ce qui était déjà trop, mais l'arbre c'était. Un gigantesque chêne.
Bizarrement, elle n'avait jamais remarqué avant qu'il était là.
Elle dit à son mari tout le déplaisir qu'elle avait de cet arbre qui lui bloquait la vue, lui faisait de l'ombre, donnait de l'humidité inutile à la maison, pouvait faire pourrir les bardeaux de la façade, ou de la toiture, les racines pouvait déplacer et soulever les pierres du solage de la maison. Et cette humidité était sans doute l'explication de ses rhumes. Car il lui semblait qu'elle était plus enrhumée que d'habitude.
Cet arbre était néfaste pour sa santé.
Il lui répondait que l'arbre avait été planté par son grand-père, ce que lui avait dit son père. Que l'arbre avait toujours été là. Que sa grand mère et sa mère s'y était habituée et n'avait pas eu plus de rhume que d'habitude.
Elle décida ce jour-là que s'il voulait certaines choses d'elle, il devrait patienter. Que puisqu'elle était souffrante et enrhumée et que sa santé ne semblait pas le préoccuper, elle devrait se ménager. En toutes choses. Éviter les excès et les comportements inhabituels. S'en tenir à une routine prudente en multipliant les habitudes. La santé étant le bien le plus précieux d'une femme de cultivateur. Elle le faisait pour lui et il la remercierait.
Son mari qui était souvent fatigué de retour des champs et de l'étable le fut moins. Et ce qu'elle vit lui déplut. Généralement, il lui épargnait cette vue. Comme tout ceci se passait dans le noir, elle n'avait jamais tellement compris se qui se passait et comment. Même si ça faisait des années que, de temps en temps, il arrivait qu'il soit incapable de se retenir. Et qu'elle devait accepter cette épreuve pour le bien de son ménage et la paix intérieure de son époux. Quel malheur pour les épouses que les époux soient si primitifs.
Et maintenant, malgré elle, elle commençait à comprendre. Tout en refusant les visions sataniques de certains moments passés qu'elle découvrait sous un autre jour.
Ayant perdu toute pudeur, son mari semblait décidé à commencer son éducation. Il ne la touchait pas, respectant le temple de son corps. Mais il restait à côté d'elle, à regarder le plafond. Nu. Et elle ne pouvait s'empêcher de regarder les modifications survenues à son anatomie. Stupéfiante. C'était nouveau. Inexplicable. Troublant. Il était un homme fort, grand et costaud, il était évident et logique que cette force et cette puissante se retrouveraient dans tous les aspects de son corps.
Heureusement qu'ils étaient dans le noir sinon il aurait vu le rose et le rouge à ses joues et à son front. Mais malgré tout ce noir, il ne faisait pas encore suffisamment noir et la lune éclairait parcimonieusement la chambre et beaucoup trop.
Et en parler ne se faisait pas. Pas plus qu'une honnête femme ne devait se laisser aller à la tentation de la curiosité qui a provoqué tant d'horribles tragédies chez leurs parentes dans les siècles passés.
Il restait là, sans bouger. Comme s'il voulait la tenter. Comme si une telle chose était possible dans cet ordre des choses. Heureusement, la prière est le recours des âmes en péril. Et elle pria beaucoup.
Elle n'aurait jamais cru en arriver là parce qu'une sorte de frénésie intérieure s'était emparée d'elle. Encore secrète. Produite par le démon tentateur. Qui lui donnait une envie irrésistible de toucher. Il fallait qu'elle touche. Pensées indécentes et incontrôlables sur lesquelles elle n'avait aucune prise. Sauf la prière et le recueillement. Et si sa mère ou sa grand-mère la voyait. Elle pensa à sa grand-mère sévère dans sa tombe ce qui la calma et la refroidit. Si la présidente du Cercle des Fermières ou des Filles d'Isabelle la voyait. Elle ne pourrait plus jamais aller au village.
Comme elle était souffrante, enrhumée et probablement grippée et certainement fiévreuse, en plus du chapelet, elle recourut à de la teinture d'iode au cou, des mouches de moutarde de la menthe et des cubes de camphre comme collier. Dont son mari ne pouvait supporter l'odeur.
Finalement, elle osa lui avouer que toutes les activités nocturnes - heureusement brèves- auxquelles il la soumettait la fatiguait beaucoup et elle ne voyait pas le moment où elle cesserait d'être fatiguée. Car il y avait un moment qu'il ne se contentait plus d'un rapprochement par an.
Au contraire de ce qu'elle avait craint, il ne se fâcha pas. Il ne fit pas ce que certains hommes font à leurs pauvres femmes, ce que lui avait raconté une voisine, profitant de leur terrible force et de leur pitoyable faiblesse pour la prendre de force.
Mais ce qui la troubla est qu'il ne la supplia pas comme les fois précédentes. Comme s'il ne pouvait se passer de ce qui lui était à elle bien indifférent. Et qui l'obligeait à se laver plus que nécessaire avant de passer aux vêtements et aux draps. D'ou l'usure de nouveaux vêtements et draps propres qui auraient si bien servi à la visite. Et cette odeur restait dans la pièce malgré les fenêtres ouvertes.
Ceci s'était trop bien passé et elle avait eu trop vite ce qu'elle désirait. Non pas que le destin de l'arbre fut changé. L'arbre était toujours là, inamovible. Mais il ne la touchait plus. N'essayait même pas. Ne la réclamant plus. Ne couchait plus dans le lit conjugal préférant dormir seul dans la chambre des invités quand il revenait du village.
Elle fit le rapport entre ses sorties tardives à la taverne pour aller jouer aux cartes et des chanteuses que l'on disait (les femmes du Cercle des Fermières et de la Ligue de la Croix Noire de la Tempérance) arrivées récemment.
Elle eut peur pour sa maison, sa grange, sa porcherie, son écurie, son poulailler, ses champs, son jardin potager, ses plans de groseilles et de framboises.
Et pour ses enfants.
C'était arrivé à plusieurs femmes du village, bonnes épouse, le curé n'ayant jamais rien eu à redire d'elles, mais ayant mécontenté leur époux et ayant dû partir avec toute leur marmaille et quelques valises pour la ville, trouver à leur âge un emploi de femme de chambre ou de cuisinière.
Un frisson d'horreur lui parcouru la nuque et fit friser définitivement ses cheveux.
Le soir lorsque son mari revint satisfait et apaisé de son tournoi de cartes, elle fut fort affectueuse ce que ne lui arrivait jamais. Un autre homme aurait pu penser qu'un comportement si inhabituel chez la femme cachait quelque chose mais il profita sans penser à rien d'autre de sa chance pensant, avec raison, qu'il pouvait se passer un long moment avant qu'une autre occasion se présente.
Pendant qu'il s'acharnait sur elle et qu'elle pensait à son mal de dos, elle réfléchissait. Ne pouvait rien faire d'autre cloué au lit comme une mouche naturalisée comme elle l'était.
Et dès qu'elle eut fit à déjeuner et que son homme partit à l'étable, elle mit son plan à exécution.
Le midi, elle revint. Elle était presque radieuse. On aurait pu la dire jolie. Et sitôt, le dîner avalé dans le silence habituel, il repartit aux champs, elle prit une tasse de sel dans le gros pot de verre pour courir dehors. Ayant vérité que personne ne venait et ne pouvait la voir.
Et comme au matin, elle épandit du sel tout autour du tronc de l'arbre.
Bien vite, l'herbe s'en ressentit et jaunit d'une façon inexplicable. Cela pris un bon moment avant que son mari qui ne remarquait rien s'en aperçoive. Comme on était en pleine sécheresse et qu'il craignait déjà pour ses champs et ses récoltes, il ne s'en inquiéta pas davantage.
Tous les jours, le matin, lorsque les enfants étaient partis pour l'école et, après chaque repas, lorsque son mari partait travailler, elle salait l'arbre.
Cela lui prit 20 ans avant qu'il sèche et dépérisse et que les branches mortes commencent à tomber au moindre grand vent. Les feuilles tombaient bien avant l'automne. Elle passait de bourgeons à petites feuilles vertes pour jaunir avant de grandir. Et des glands il n'y en avait plus jamais.
Elle s'arrêtait à la gelée et recommençait dès que la neige était fondue. Ce qui donnait 5 mois de congé à l'arbre qui reprenait aussitôt de la vigueur.
L'arbre de 50 pieds pouvait tomber sur la maison si ses racines étaient pourries. Elle lui répétait ce refrain depuis, depuis. Et elle le convainquit que l'arbre était vieux et avait donné tout ce qu'il pouvait. Et c'était d'autant plus facile de le convaincre que les branches tombaient réellement. Une énorme branche avait faillit tuer l'agronome.
Pourtant un chêne vit plus que 100 ans. On en voit de plusieurs centaines d'années ou on en voyait parce que les anglais les ont tous coupés pour faire des mats à leurs voiliers.
Il essayait de comprendre. Ne comprenait rien.
Il lui aurait suffit de regarder sa femme qui ne souriait jamais et qui avait ce jour-là un énorme sourire. Elle se retenait pour ne pas défaillir tant elle avait des chaleurs et les jambes molles.
Un homme monta jusqu'à sommet de l'arbre et commença à scier les branches qui tombèrent une à une. Au grand plaisir de l'épouse et à la grande peine du mari.
Peu à peu, l'arbre diminuait de taille. On le saucissonnait de haut en bas et après les branches le tronc. Jusqu'à ce qu'il n'y eut plus qu'un mat, un pilier, une colonne digne des piliers d’une église, au coeur noir et vide. Séché.
L'émondeur reconnut que l'arbre était malade et qu'il aurait pu tomber sur la maison et la cuisine au prochain grand vent dans ses feuilles ou lorsque la pluie verglaçante aurait recouvert ses branches. Il n'aurait pu supporter ce poids.
Il ne resta finalement que la souche. Et des énormes billes. Les branches étaient bonnes mais tordues comme si elles avaient soufferts. On les scia en billot pour les faire sécher. Le tronc creux comme rongé par un gigantesque insecte noir fut haché pour en faire des billots.
Une sorte de vengeance inconsciente parce qu'il n'avait aucune idée qu'un crime ait été commis, lui fit corder tout le bois devant la maison. Parce que c'était plus pratique que de transporter ces montagnes de bois derrière la maison ou à côté de l'étable.
Elle se retrouva donc comme pour une pénitence devant des cordes et des cordes de bois de chauffage à sécher devant sa fenêtre. Certes bien moins haut que le gigantesque arbre qui l'offensait tant mais des cordes si larges et si étendues, une sorte d'océan de bois, qu'elle y vit comme une punition et une vengeance.
Pourtant, elle avait observé son mari. Écouté ses paroles. Celles qu'il lui disait péniblement comme s'il avait peur d'elle. Et celles qu'il disait avec moins d'effort à d'autres hommes. Aucun signe qu'il se doute de quoi que ce soi.
Elle y était allée si finement, si fémininement, si hypocritement, que personne ne pouvait se douter. Sauf si on avait fait attention aux provisions de sel qui baissait sans cesse et qu'on ne cessait de renouveler. Il est vrai qu'elle faisait beaucoup de salaison et de conserves. Tout ceci était explicable. Et elle aurait expliqué longtemps et longuement si on lui avait posé des questions mais personne n'en posa.
Donc personne ne se doutait de rien.
La vie reprenait comme avant.
Sans arbres.
Avec les murailles de cordes ce bois mais elle se promettait de chauffer la maison comme jamais, elle ferait du pain, dès que le bois serait suffisamment sec.
Elle était heureuse
*8 août 2012. État 2