HISTOIRES DE FANTÔMES

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HISTOIRES DE FANTÔMES.

Vers minuit, à la lueur de la chandelle, monsieur Henry Dickson, devant l'âtre où brûle des bûches d'érables et de vieux parchemins, se penche sur son écritoire. Tout est tranquille dans la grande maison, tout semble dormir et, soudain,
il y a ce bruit.

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6.3.12

6. HISTOIRE DE FANTOME (S)

Henry Dickson

Je lis le journal sur la tablette graphique tout en regardant la flamme danser dans le foyer. La pièce est dans le noir et il n'y a pour lumière que le feu dans les bûches et le petit écran éclairé qui relie mon fauteuil au monde extérieur.

Entre moi et le feu, il y a les ombres qui se promènent sur le plancher et les murs. Mangées par le feu et renaissant sans cesse. Et la tache sur le plancher de planches de pin devant moi.

Quoiqu'on ait essayé de faire, rien n'a pu la faire partir. La femme qui faisait le ménage avant de partir subitement pour mourir du cancer à l'hôpital a fini par m'avouer pourquoi elle s'acharnait tant sur la taches. Qui n'en était pas une banale. Il est vrai que des planches de pin nus et non vernis se tachent facilement. Surtout avec du sang.

Elle aura eu beau essayer toutes les sortes de savons et de produits nettoyants pendant des années. Faire venir des ouvriers qui ont sablés à la main ou à la machine, creusant une sorte de cuvette dans les bois massif (des planches de 2 pouces par 12 pouces) sans rien changer.

Le sang qui s'incruste, s'infiltre, est bu par le bois sec, ne s'en ira pas.

Il faudra faire avec ou scier autour ce qui fera des traits de scies et un trou qui démontrera l'ancienne présence de quelque chose de déplaisant. Trou rond ou carré qu'il faudra remplacer. Recouvrir. Cacher. Ou enlever les planches en entier. Démonter une partie du plancher cloué pour l'éternité avec des clous de forgerons sur les poutres.

Solution qui paraissait envisageable jusqu'à ce qu'on découvre, elle et moi que la tache migrait. Comme si elle nageait entre 2 eaux. Allant d'une planche à l'autre. Pour revenir à son emplacement principal. Donc il aurait fallu démonter tout le plancher. Ou le recouvrir de quelque chose. Linoléum, tuiles, tapis (nid à poussière et petites bêtes).

Avec le temps, on finit par s'habituer à tout. Ce sera une autre nouvelle habitude.

La femme me raconta aussi les circonstances de la tache. Encore un de ces drames bourgeois si courant chez les singes humanoïdes. Dans le genre: vas t-en! Non reste! Tu m'appartiens! Tu ne partiras pas. Si tu t'en vas, tu ne serviras plus à personne et je te fourre du Drano dans le vagin.

Ce n'est pas ce qui s'était passé. Une variante du drame bourgeois numéro 1000 quelque chose. Jaloux, le mari tua sa femme à coups de haches.

Comme on pendait à l'époque, on le pendit.

Une fois enlevé le corps très abîmé, la tête hachée difficilement reconnaissable, il resta la tache. Que la femme, jeune alors qui faisait le ménage de la demeure (devenue celle des héritiers du couple. ex-couple.) tenta d'effacer, de nettoyer, de camoufler. Elle en diminua l'étendue. Le bois sec boit et il avait eu toute la nuit pour boire les litres de sang contenus dans le corps de la femme.

Malgré tous ses efforts qui durèrent des années, il en resta tout de même quelque chose. Trop. Toujours trop. Malgré tous les produits du commerce en plus des recettes de grands-mères, même de celles plus ou moins sorcières (la décapitation des épouses étant une activité cyclique, on a pu élaborer des trucs et astuces au cours des temps pour la camoufler).

La maison, à cause de cette tache et de la réputation qu'elle avait ne se vendit pas. Elle se loua à quelques personnes qui aimaient et recherchaient les fantômes (jusqu'à ce qu'ils en trouvent). Ce qui me permit de l'acquérir pour pas cher.

Les suicides qui se produisirent avant mon arrivée aidèrent à la négociation du prix. Comme disent les agents immobiliers: c'étaient des vendeurs motivés.

Je pense que si j'avais un peu plus insisté, on me l'aurait donnée.

J'héritais donc à mon tour (financièrement) (grâce à la copulation avec un notaire) (union mystique) (figure de style!) de cette belle maison qui, comme on disait des femmes dans les romans gothiques, avait de lourds secrets.

Et un passé. Pas besoin d'en dire plus ou d'en écrire davantage; on savait tout de cette femme damnée (si elle jeune, elle avait la beauté du diable. Son sexe, sa bouche, son anus étant les portes de l'Enfer) qui conduirait certainement le prochain pauvre homme qu'elle rencontrerait à risquer la damnation éternelle.

La maison, son banquier, son notaire et la femme de ménage qui s'échina pendant des décennies sur cette satanée tache. Et pendant les années où je l'habitais. Jusqu'à ce qu'elle y laisse sa peau. Peut-être à causes des produits toxiques et des odeurs délétères dégagées par eux.

Elle était la dernière qui se souvenait de ce qui s'était passé ici. Elle était jeune alors. Et tous les autres, bien plus vieux. Le temps effaça tous les autres. Et elle m'a transmis à son tour ses secrets.

Il ne reste rien non plus de la femme morte et de son mari. Aucune trace physique. Et mentale puisque plus personne ne s'en souvient. Et on fit de grands efforts pour arriver à ce résultat. Par curiosité, je visitais le cimetière où on avait là-aussi oublié bien vite. Comme la Fabrique avait pour loi de ne garder un lot (et la tombe dedans) qui si quelqu'un payait annuellement pour son entretien; elle ne fut pas très motivées pour s'occuper du monument de l'assassin local.

Et de sa dernière demeure qui était aussi celle de son épouse. La coutume voulant qu'on enterre la mariée avec le mari (puisque à l'époque, elle lui appartenait par les liens du mariage. Toute sa vie et même au delà. Et on ne plaisantait pas avec le mot «lien».) (peu importe la cause de son décès). Elle fut enterrée la première dans le lot familial. Il la rejoignit dès que sa pendaison fut terminée à la satisfaction de tous.

Au bout de 50 ans, comme plus personne ne payait depuis longtemps le terrain abandonné et qu'on manquait de place, on creusa à nouveau, déterra les tombes et en sortit les corps qu'on enterra pour la dernière fois dans la fosse commune. Empilés sur le dernier tas de morts.

On faisait moins le détail que dans les lots privés où chacun avait son espace intime et personnel: 3 X 8 X 6 de haut. Pieds.

À plat. Avec tous les corps et restes de corps oubliés qui avaient depuis longtemps perdus leurs noms et leurs visages. Ailleurs, pas très loin, reposaient tous ceux qui avaient un jour su qui pouvait bien être cet homme, cette femme ou cet enfant. Eux-aussi enfouis quelque part. Pour être oublié à leur tour.

Il fut une époque où on n'y mettait que les femmes de mauvaises vies, les suicidés, les avortées mortes chez les faiseuses d'ange, les traîtres au roi et à la patrie et les artistes pauvres sans religion. Tous ceux qui n'avaient pas le droit de commencer leur éternité dans une terre consacrée. Les traîtres pendus, fusillés ou étripés pouvaient aussi être enfoncés dans un champ ou au bord d'une route selon la solution de rangement la moins fatigante. On les laissait parfois pendus pour devenir la nourriture des corbeaux. En avertissement à tous ceux qui ne voudraient pas mourir pour la patrie. Jusqu'à ce qu'ils tombent d'eux-mêmes de leur perchoir. Morceaux par morceaux. Et que les renards, les chiens et les chats s'occupent du reste.

La religion devenant plus aimable et moins regardante avec les damnés mais toujours soucieuse en ce qui concernait les sous; on oublia (l'endroit idéal pour ce faire) (il y avait même un peu partout différentes catégories d'oublis) le rôle ancien si utile du lieu pour ne plus conserver que son rôle actuel de rangement. Ou de débarras.

Maintenant, le monticule devenu un tumulus avec le nombre des locataires recueillaient tous ceux qui avaient été oubliés par leurs descendants une fois les 50 ans réglementaires passés. Et le couple aussi. Les débris de bois de leurs tombes allèrent au compost. S'il ventait. Ou au bûcher de la Saint-Jean avec les quenouilles, joncs et bois de grève. S'il faisait beau et ne ventait pas trop. Et les poignées et ferrures de cuivre à l'antiquaire. La pierre tombale fut emportée et remise en place après avoir été sablée pour en effacer les inscriptions devenues inutiles et gravée de nouveau au nom du nouveau propriétaire qui venait de perdre un enfant.

Il ne restait rien.

Sauf la tache qui ne veut pas partir. Et qui flotte et nage comme de l'huile sur de l'eau qui serait rouge et rose et brune.

Comme toute chose on s'y habitue. Ou non.

Elle sera là encore quand je n'y serais plus.

À moins d'utiliser des moyens radicaux comme de démolir tout le plancher et de brûler ailleurs, loin, ses planches. Mais, parfois, la tache migre jusque sur les murs. Et, parfois, au plafond.

Toute la maison pourrait y passer.

Comme l'assassinat des épouses adultères est une occupations sociale millénaire, il restera une des autres solutions classiques: brûler la maison. Avec le plancher. Ce qui a déjà été tenté avec succès ailleurs.

Et, quelquefois, avec les épouses dedans.

Mais cette maison me plaît.

Et, comme un animal familier, la tache navigue sur le parquet de bois massif. Ou sous. Ou dedans. Comme s'il devenait transparent. Je l'observe comme si je l'avais acheté dans une animalerie. Comme je fais avec mon chien. Quant au plancher, j'ai renoncé à vernir parce que le vernis n'y prend pas. Pire, fait des mélanges déplaisants. Il y a même des odeurs qui n'étaient pas là et qu'on n'a vraiment pas envie de supporter. De discrète, comme un animal qui dort paisiblement, avec ce trou sans vernis, au milieu du plancher luisant de vernis frais, on ne voit plus qu'elle. Comme un gros oeil de grosse bête furieuse qui vous regarde du fond de sa niche. J'ai donc fait tout décaper et resabler le peu d'espace qu'elle occupait ce jour-là. Pour qu'elle soit libre de circuler où elle veut.

Suite à mes observations, j'ai pensé que c'était le genre de chose qu'elle apprécierait.

Avec le temps, on finit par ne plus la voir. Et si on ne fait plus attention à elle, alors elle se réduit peu à peu à un grand cerne dans le bois. Pas si grand. Juste assez.

Et il suffit de ne plus penser à ce qui l'a causée.

Bien sûr, les choses ne sont pas aussi simples. Quelque part, des fonctionnaires trop peu occupés ont fait le ménage de quelques étagères. Et retrouvé sans les chercher les indices, preuves matérielles utilisées lors du procès déjà bien ancien. Dont la hache. Allaient-ils la jeter? Ou la faire recycler. Le fer se fond indéfiniment. Ils n'ont pas osé prendre une telle responsabilité. Dans le dossier, il y avait l'adresse de sa provenance. Ils ont été très heureux que la maison existe encore. Et l'adresse aussi. Et me l'ont envoyé par courrier. Avec les originaux du procès.

J'ai donc reçu de Purolator, un matin, une grande boite contenant de vieux papier et une hache au fer tout rouillé. Bruns. Rongé. Taraudé comme s'il provenait d'un banc de corail mort. Le sang mange le métal.

Le fer de la hache s'était séparé du manche de bois trop sec qui l'accompagnait. On les avait mis l'un à côté de l'autre. Entouré de plastique à bulle comme pour éviter que le fer se... heu! casse?

Comme je ne crois pas aux coïncidences ni au hasard; ce matin-là, je regardais la danse de la tache, plus vive qu'à l'habitude, peut-être la lune qui a des effets sur les marées des océans et dans l'esprit et le ventre des femmes. Et la pousse des ongles et des cheveux, dit-on... Et on sonne à ma porte. On était content de me voir car c'était la troisième fois qu'on se présentait à cette adresse sans que personne ne réponde. Et au bout de 3 fois, on laisse un message disant qu'on doit passer au bureau de la compagnie pour récupérer ce colis urgent et probablement indispensable. Et on vous avertit que si vous ne passez pas, le colis est réexpédié à l'expéditeur. Ce qui aurait été aussi bien.

On me dit avoir laissé accroché à la poignée des cartons avec des notes standardisées pour m'aviser de leurs visites précédentes. Notes que je n'avais pas vus, sans doute emportées par le vent. Ou quelque chose d'autre. Car il fallait que je sois là pour signer au stylet sur leur tablette électronique de façon à garder pour la postérité l'information vitale prouvant que j'avais bien reçu le paquet personnellement en main propre. Et en bon état. Tout cet arria pour ça!

Ils ne savaient pas ce qu'il y avait dans la boite. La surprise m'étant réservée. Comme je ne crois pas au hasard, j'y vis une sorte d'avertissement sybillin incompréhensible pour tous ceux qui n'étaient pas joueurs de cette partie bizarre.

Quand vous recevez une hache par la poste: vous concluez peut-être que quelqu'un ne vous veut pas que du bien. Ou, du moins, ceci fait parti de quelques-unes de vos conclusions.

Quoi faire d'une hache inutilisable? Et des dossiers sans intérêt?

Et je n'avais pas de table vide ni d'étagère libre pour ranger tout ça. En attendant quelque chose. Et je ne voulais pas les mettre dans une armoire au cas où je les oublierai.

Si ça faisait parti d'un jeu dont je ne connaissais pas les règles. Où ces objets et, peut-être moi-même, faisions parti des pions: il était d'autant plus difficile de décider quel serait le prochain mouvement.

Par curiosité, vice malsain ou je m'enfoutisme, j'ai laissé le tout au milieu de la salle. Sur le plancher. Directement sur la tache.

Le lendemain, il ne restait plus aucune trace du fer et du bois. Même pas de poussière. Et du papier qui résumait cette vie et cette mort oublié, plus rien.

Même plus de boite!

Comme j'ai la manie de toujours remettre au lendemain, on (qui?) (quoi?) m'a évité le tracas de savoir quoi faire de cet héritage historique.

Comme tout ce qui existe, tout cessera d'exister et tout disparaîtra.

Et c'est ce qui était arrivé. Ou c'était autre chose dont je n'ai aucune idée.

Il y a probablement une morale à tirer de cette histoire mais je suis fatigué et mon chien occupe déjà mon fauteuil où il pense dormir à ma place.

On y pensera demain.

Ou pas.