Henry Dickson vieillissait et s'endormit pendant le voyage du retour. La petite blonde connaissait le chemin et conduisait bien.
Pendant ce temps, l'homme seul regardait le tableau. Si intensément qu'il aurait pu entrer dedans.
Comme s'il rêvait.
Comme s'il se souvenait.
On aurait pu croire.
Pendant ce temps, il y a très longtemps, le sénateur Cassius regardait le rabbin juif Jésus, nu, sale, vieux, difficile de dire son âge ou l'âge de son corps sous tous les sillons des fouets aux crocs et billes d'acier, en dessous de tout ce sang car il était vraiment recouvert de sang, là, crucifié sur sa croix, tout en mangeant de la glace au fraise que lui avait apporté une de ses esclaves.
Dans une terre infirme, sauvage et non civilisée du bout du monde, avoir de la glace était un privilège rare. Il fallait l'amener de bien loin. On en perdait en eau la plupart mais il en restait assez pour la broyer en cristaux que l'on mélangeait avec un sirop sucré. Les fraises étaient rares. Mais il avait exigé des fraises. Et il savait comment être obéi et satisfait.
Avoir envie de quelque chose était un ordre. Le but d'une vie pour ses serviteurs.
Que des gens soient morts pour cette glace, pour couler ce gobelet de verre, pour ces fraises, n'avaient aucune importance. Il avait alors accompli leur destin. Sans importance. De la naissance à la mort. Et jeté ensuite. Sans avenir ni dans leur vie ni après leur mort. Si facilement remplaçables. Combien avait-il de ces êtres? Hommes, femmes, enfants. Des milliers, peut-être. Il ne savait pas. C'était le rôle de ses affranchis de savoir ce genre de chose.
Combien y en avait-il sur sa galère personnelle? Une trirème. Assez pour le nombre de rame disponibles. 3 par rame.
Combien était mort lors de l'allée? Combien au retour?
Il aimait la vitesse. Et aimait que son navire aille au bout de ses possibilités. Peu importe le coût. Comme pour ses attelages. Un cheval mort. Un autre vivant. Un cheval mort.
On jetait le rameur défaillait à la mer. Mort. É;uisé. Blessé. Il était incapable de remplir son rôle, la seule chose qui le maintenait en vie. Qui justifiait sa survie, sa nourriture.
Bon pour les requins, lorsqu'il y avait des requins. Qui suivait le navire comme les goélands, sachant qu'on y ferait un bon repas. Sur le pont. Avec les restes. Ou dans l'eau.
Quand tout ceci serait fini, il retournerait à Rome où son destin l'attendait.
Il était ambitieux et Rome aimait les hommes de caractère que rien n'arrêtait.
L'avenir lui appartenait. Il suffirait de pousser les portes pour qu'elles s'ouvrent. Comme il suffisait de forcer les femmes pour qu'elles ouvrent les jambes.
Après tout, toutes les femmes du monde sont nées esclaves. Et appartenaient de ce fait à tout homme qui en voudraient. C'était leur destin. Elles n'avaient qu'à ne pas naître. Ou ne pas naître femme. Ou à cesser de vivre. Mais comme tous les esclaves, elles avaient peur de la mort. Et préféraient tout endurer plutôt que de périr. Tant pis pour elle. Leur faiblesse n'attirait que mépris. Dans sa maison, quand l'envie lui en prenait, il attrappait celle qui passait, elle n'avait que le temps de déposer son plateau, et il la prenait là où il était. Ou lui disait de faire ce qui lui plaisait à ce moment. De prendre la position qui l'amusait. Elle aurait pu être une roche. Et il aurait pu collectionner les roches.
Comme on se penche pour cueillir une roche brillante.
La force et la volonté menait à tout.
Et le destin l'avait mené là.
Il y avait plein de monde autour. Beaucoup d'esclaves Juifs bien content de le voir enfin humilié. C'était un beau spectacle. À chaque exécution, la foule ne manquait pas. Et le Romains savaient comment terrifier et amuser. Mieux valait que ce soit les voleurs et les traîtres qu'on élevait ainsi plutôt qu'eux.
Des tas de prêtres de leur secte, contents de voir ainsi périr un concurrent.
Quelques femmes. Folles ou qui n'avaient peur de rien. Pleuraient.
Il y avait peu de Romains. À part les soldats qui surveillaient la foule du bout de leurs lances. Les hébreux étant du genre à s'exciter facilement. Il fallait régulièrement en tuer un certain nombre.
Mais il était préférable, du point de vue politique, d'en élever quelques-uns au bout des bois afin qu'ils soient bien visibles pour tous.
Voilà ce qui arrive si vous défiez Rome.
Voilà ce qui arrive même si vous ne défiez pas Rome mais faites l'erreur de trouber la paix publique.
Rome avait peu de patience.
Le sénateur Romain était là, non pour s'assurer que la cérémie politique se passe conformément à la tradition: peur, cris, pleurs, appel à l'aide, supplication, pisse et merde qui coule le long de la poutre avec le sang. Il y avait des fonctionnaires de rang inférieur chargé de cette besogne.
La chaleur attirait les mouches. Le sang aussi. Et la mort.
Le sénateur était là pour des raisons personnelles. Et pour s'amuser un peu. Comme lorsqu'il était à Rome et qu'il allait au Cirque voir des condamnés brûlés, éventrés ou traités selon la fantaisie des bourreaux et des commanditaires.
La paix Romaine avait besoin de ces moments d'extases publiques où la foule communaient avec la puissance de sa loix. Voilà ce qui arrivait aux ennemis de Rome.
Hommes. Femmes. Enfants. Animaux. Choses. Dieux ennemis.
Le sénateur savourait le spectacle en connaisseur.
Ce jour-là, on avait crucifié de nombreux bandits, exaltés et terroristes. La plupart mourait comme ils avaient vécus. C'est-à-dire, en sous-hommes, en inférieurs, en esclaves. Pas en Romain.
Il n'y avait que celui-là, ce Jésus, qu'il connaissait bien, qui savait mourir.
Il éleva sa coupe de verre glacée vers le mourant sur sa croix, comme pour lui souhaiter bonne chance. Ou le saluer.
Il but du liquide glacé à sa santé.
Et il lui dit:
_ Si tu peux sauter de ta croix, ne te gène pas. Sinon, bonne chance en Enfer!
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17,20 avril 2013. État 1
Mort. 1
Il y a des gens qui font des sudokus, du scrabble, des mots croisés ou participent à des pools de hockey pour se désennuyer. Je bois mon thé et je fais un quart d'heure de géopolitique. Et, en attendant la prochaine guerre mondiale - aujourd'hui, mardi 3 février 2015, il n'y a pas encore de guerre mondiale - j'écris des histoires de fantômes.
HISTOIRES DE FANTÔMES
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Vers minuit, à la lueur de la chandelle, monsieur Henry Dickson, devant l'âtre où brûle des bûches d'érables et de vieux parchemins, se penche sur son écritoire. Tout est tranquille dans la grande maison, tout semble dormir et, soudain,
il y a ce bruit.
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